La philanthropie en Amérique

Zunz Olivier,Barreyre Nicolas

FAYARD

Extrait de l'introduction

«Il est facile de dépenser de l'argent, écrivit Wesley Mitchell en 1912, il est difficile de bien le faire.» Dans les pages de la très sérieuse American Economic Review, l'économiste se lamentait ainsi de «l'arriération des Américains dans l'art de dépenser», opposant «l'ignorance» du consommateur moyen au savoir empirique accumulé des grands industriels, qui leur avait permis de bâtir des empires. Certains d'entre eux, devenus très riches grâce à leurs innovations dans l'organisation et la gestion des entreprises, commençaient à les mettre au service du progrès social tel qu'ils l'entendaient. Cela mena à la création d'une institution nouvelle: la fondation philanthropique. Mitchell comprenait parfaitement l'importance du rôle de ce type d'organisation dans la transformation de la société américaine. Il en profita aussi directement, puisqu'il créa le Bureau national de recherche en économie, en 1919, grâce à une subvention du Commonwealth Fund.
Un des fondateurs de la philanthropie américaine, celui qui la porta d'emblée à grande échelle, est Andrew Carnegie. Le magnat de la sidérurgie se lança dans ce projet avec la même énergie obsessionnelle qu'il avait consacrée à rationaliser la production d'acier. Au soir de sa vie, il raconta le jour où il «prit la décision d'arrêter d'accumuler» et d'entreprendre la tâche «infiniment plus sérieuse et difficile» de «distribuer [sa fortune] avec sagesse». Pour lui, c'était un devoir; et il tint à le faire savoir. Ce qu'il nomma l'«évangile de la richesse» exigeait de rendre à la société une partie de ce qu'il avait gagné. Mais il voulait le faire selon les principes qui lui avaient permis de devenir riche. La philanthropie était une entreprise, qu'il fallait aborder en homme d'affaires. Bientôt, et tout au long du siècle, de nombreux autres philanthropes suivirent Carnegie dans cette approche. Ensemble, ils perfectionnèrent l'art de dépenser l'argent pour le bien commun.
Pour Carnegie et ses pairs, il y avait un sentiment enivrant à mettre leur fortune au service de grandes causes, aux États-Unis comme ailleurs. C'était exercer un vrai pouvoir que de créer de nouvelles institutions, comme les fondations, à partir desquelles mettre en oeuvre de grandes expérimentations dans l'enseignement supérieur, la science et la médecine. Leur innovation majeure était la suivante: concevoir le financement philanthropique comme tout investissement économique, et donc en minimiser les risques et en changer l'échelle. La charité traditionnelle, exigence chrétienne d'agir pour son prochain, était en général modeste et gratuite. La philanthropie américaine moderne était, au contraire, une entreprise capitaliste. À cette différence près: son but était le progrès social.
Mais les riches magnats de l'industrie ne furent pas les seuls à s'engager dans la philanthropie et, partant, à la transformer profondément. Au tournant du XXe siècle, des millions d'Américains aux moyens beaucoup plus modestes se mirent à y participer. Grâce au soutien de son nouvel institut, Wesley Mitchell put mener des recherches sur les budgets des ménages: un nombre croissant d'entre eux incluaient les dons charitables dans leurs dépenses courantes. Des changements organisationnels rendirent possible cette nouvelle situation. Les caisses de communauté, les fondations de communauté et les organismes nationaux comme la Société américaine contre le cancer - toutes des formes institutionnelles nouvelles - supplantèrent les traditionnelles associations bénévoles. Pour faire face à des défis d'envergure - éradiquer des maladies, conduire des réformes sociales -, ils fédéraient leurs efforts locaux afin de mettre en place des collectes à l'échelle nationale. Le don de masse était né.


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EAN
9782213643014
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