Avec une légère intimité / Le concert d'une vie au coeur du siècle

Malraux Céline, Malraux Madeleine

LAROUSSE

7 avril 1944

Il y a trente ans, soit un minimum de 22 000 heures d'immersion musicale (à raison de deux heures par jour, et Dieu sait qu'il y en a bien plus), je naissais, petite madeleine bien en chair dans la ville que l'on dit rose. Une part de mille-feuille (faiblesse avouée à ma mère à l'âge soi-disant divin dont, c'est regrettable, on ne se souvient pas), un verre de mousseux - point trop n'en faut (je suis «embarazada», comme le roule et le siffle Mme Rosario, la gardienne), le sourire forcé de mes parents, résigné de ma soeur Anne-Marie, absent de mon beau-frère Paul, touchant de mon neveu Charles. Eh bien, c'est ce que l'on nomme une petite fête de famille, mais j'ajouterais: sans grande joie (à moins que ce ne soit un pléonasme, auquel cas je le retire, mais le sarcasme ne me sied pas). Je m'appelle Madeleine Lioux (ou devrais-je dire Malraux? Je n'ai pas encore meublé mon nom d'épouse, donc je n'y habite pas encore). «Pianiste et professeur des classes supérieures, conservatoire de Toulouse», fanfaronne mon père à qui lui prête une vague oreille. «Félicitations, Hippolyte», lui répond-on le plus souvent. Je l'admets, j'ai longtemps aimé que mon père soit fier de moi. Ce carnet est neuf et vieux tout à la fois. Il date de mes années de pension à Paris! La colle tient encore les pages bien serrées à la reliure, que j'ai recouverte de feutre rouge. Sur sa couverture de carton épais, j'ai collé le début de la partition de la Toccata de Poulenc, comme un manifeste pour le courage et la vitalité. Je commence ce journal pour combler l'absence, la carence de mon seul amour, Roland. J'écris ces lignes pour ne pas étouffer. Jusqu'à présent, mon piano me nourrissait et m'abreuvait dès que ma source principale s'éloignait. Maintenant, j'ai besoin d'écrire.
Autour de mon ventre rond, sous lequel pousse notre enfant, il y a ce grand creux indéniable, ce vide vertigineux qui me fait peur. J'ai tant de prières à dire et personne vers qui me tourner. Faites que mon bébé ne souffre pas au creux de ma chair crispée et qu'il dorme, lui (ou elle?), toutes les nuits que je passe seule frissonnant aux côtés de l'angoisse. Roland et moi nous sommes quittés il y a bientôt trois semaines, à la sortie du train qui nous faisait fuir Paris et ses uniformes vert-de-gris. J'entends encore le coup de fil nous annonçant l'arrestation de Claude. Impossible de rester plus longtemps rue Lord-Byron. Nous avons tout laissé, sauf la grande malle de cuir noir pleine de faux papiers et d'armes, sous le piano, et sommes partis dès la nuit tombée, en vélo-taxi, direction la gare... À la concierge, nous avons dit que nous partions pour quelques jours. Roland est descendu à Brive-la-Gaillarde alors que je poursuivais jusqu'à Toulouse. Nous nous sommes dit au revoir si rapidement! Je revois son sourire, son regard appuyé en me quittant. Sa main glissant l'air de rien sur mon ventre. Il avait du «travail» dans la région et m'a appelée dès le lendemain matin. Il était prévu que je le rejoigne, le week-end suivant, à Brive, mais j'attendais son coup de fil de confirmation, le vendredi soir... Roland, pourquoi ne m'as-tu pas appelée? Il s'est passé quelque chose et je ne sais rien. Dans deux mois, notre enfant sera là. Roland, ce journal sera notre sanctuaire. La sarabande que je joue en pensant à toi. La trame de ces moments qui nous ont été volés et dont je ne veux rien oublier - moi qui ne vis plus qu'à moitié - pour te les raconter en détail.

15 avril 1944

Croiser toutes ces têtes habituelles, ici, me flanque un cafard à vous rendre neurasthénique. Têtes insipides parce que bien-pensantes. Je donne encore quelques leçons de piano à la maison. Sans grand enthousiasme, mais, au moins, je pense à autre chose. Comme il me paraît loin, le temps des demi-semaines à Toulouse avec mes bonnes élèves du conservatoire, le reste du temps à Paris avec mon tendre Roland. Mon Ausweis en main (la ligne de démarcation était à Vierzon), je prenais le train (souvent de nuit), à la rencontre de l'une de mes deux passions. Malgré la présence des Allemands, je voyageais sans ennuis. C'était hier, ou presque.

(...)

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EAN
9782035861498
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