Un café à la campagne

Lefébure Christophe

ROUERGUE

La vie et rien d'autre

Ce sont des lieux que rien ne distingue; une maison du village parmi les autres. Ceux qui furent un temps à la pointe de la modernité ont une enseigne lumineuse. D'autres se satisfont de quatre vieux caractères formant le mot «CAF? ou de la célèbre carotte imposée par leur statut de débitant de tabac. Bien souvent, seul le petit carré de tôle émaillée attestant de la licence d'exploitation et apposé à proximité de l'entrée indique au visiteur la nature de l'endroit. Vous poussez la porte et vous n'avez pas l'impression de pénétrer dans un espace ouvert au public. Non, vous entrez chez quelqu'un. Il vous reçoit dans ce qui semble sa cuisine ou sa salle à manger. Une table centrale couverte d'une toile cirée aux motifs fleuris, des bancs, un poêle, un évier, un fourneau à gaz...
Une dame âgée vous salue. Elle a revêtu une blouse bleue à petits carreaux. Vous lui demandez s'il est possible de boire un café. «Naturellement!» Elle sourit de votre gêne, vous invite à vous asseoir tout en saisissant de sa main veineuse une casserole aux bords noircis. Silence, un grand silence. On entend juste l'eau bouillir et le tic-tac de la comtoise. Elle vous donne un bol de porcelaine et vous verse votre réconfort noir et fumant. «C'est la première fois que vous venez chez la Berthe. Vous êtes de passage dans le pays?» Elle s'assoit face à vous. Un chat saute sur ses genoux et éteint ses miaulements sous les caresses. Vous répondez, un brin évasif. L'endroit vous charme et vous remue. Un vrai voyage hors du temps, hors de tout. Vous n'y êtes jamais venu et, pourtant, vous avez l'impression de toujours l'avoir connu. Vous vous revoyez, enfant, dans la maison de votre grand-mère. Cette tranquillité, cette sérénité... Une parenthèse dans la vie quotidienne, une pause, un oubli; le temps suspendu, comme si les actualités, que vous écoutiez sur votre autoradio tout à l'heure, étaient celles d'un autre monde... Vous portez le bol à vos lèvres. Ce goût vous réchauffe l'âme et le coeur.
Au fil de la conversation, toute une vie se dévoile. La femme avoue fièrement ses quatre-vingt-huit printemps. Le café, elle l'a toujours connu. Pensez donc! C'est son arrière-grand-père qui l'a créé. Ses parents exerçaient une double activité. Son père était fermier; il élevait des limousines et cultivait quelques parcelles. Sa mère tenait le café toute la journée, depuis l'aube jusqu'à plus ou moins tard dans la soirée en fonction du nombre de clients. Elle se remémore la grande époque, celle où les ouvriers agricoles affluaient, notamment lors des moissons: «De sacrés gaillards! De sacrés soiffards aussi! Ils travaillaient à la journée ou à la semaine dans les fermes. Dès qu'ils touchaient leurs trois sous, ils venaient les dépenser ici et dans tous les bistrots du coin. Ils tenaient l'alcool comme personne aujourd'hui, mais les moins solides ne marchaient pas toujours droit en sortant.» Elle se souvient de ce terrain de boules qui jouxtait l'établissement et des habitués qui s'y défiaient chaque dimanche des heures durant. Elle se revoit aller à la fontaine, à la demande de sa mère, remplir les cruches. Elle sourit lorsqu'elle repense à certaines anecdotes: ce paysan qui avait relevé le défi de faire entrer son cheval dans la salle du café en échange d'un casier de bouteilles de vin; «C'est qu'il s'acharnait, le bougre! L'animal avait déjà deux pattes dans le bar. Il paniquait, hochait fort de la tête. Ses sabots glissaient sur le carrelage. Et lui qui le tirait par la bride! J'ai appelé mon mari à la rescousse. Ni une ni deux, il l'a foutu dehors sans lui demander son compte.» Et cet autre familier surnommé Napoléon par les copains à cause de son habitude de toujours mettre sa main à l'estomac: «Celui-là, c'était un peu le souffre-douleur des autres. Ils se fichaient toujours de lui, mais cela restait bon enfant. Un jour, le plus costaud l'a attrapé par la ceinture et suspendu au portemanteau. Aux autres, il a lancé: "Regardez les gars, Jésus-Christ est parmi nous." Ils riaient, Napoléon aussi. Tout se terminait autour d'un dernier canon.»

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10,00 €
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EAN
9782812604010
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