L'idée fixe
TOKYO
Ma, la pause entre deux notes.
Le blanc entre les lignes d'un haïku, le silence entre la goutte qui coule le long de la jambe d'Ève et la suivante. Ma, l'espace vide saturé de sens.
Ève dort. Suspendue à la grosse branche d'un camphrier mort, le kimono desserré au niveau de la taille qui découvre ses seins de lycéenne, ouvert le long de sa cuisse qui pend dans le vide et goutte au-dessus de l'océan immobile.
Ma.
L'intervalle de chaque instant.
Le marché au poisson de Tsukiji est imprégné de pluie fine. Un brouillard ressuant avec la grisaille de l'aube sous les arcs de néon qui font luire les battes de thons. Les corps sont alignés comme après un massacre. Blancs de glace, masses de chair vidées de leurs tripes; étiquetés, marqués, vendus; les branchies déchirées et les nageoires coupées. Ils se succèdent sur le sol suivant un parcours qui indique la sortie de la grande salle lugubre. Dehors, ils continuent mais décongelés, gris, brillants, salés, la gueule ouverte en un sourire tenace, avec les nageoires droites de qui nage encore dans la mer. Les hommes ne s'aperçoivent de rien. Ils conduisent les véhicules chargés, filent à toute allure dans les couloirs de polystyrène sans se soucier des obstacles. Il n'y a plus de mer, dans la mer. Tandis crue sur les étals de bois, le sang coule par les fentes, dégoutte, remplit les bacs à ras bord. L'instant s'allonge comme un vieil élastique et tout ce sang gargouille de bulles. Des tentacules affleurent, des fleurs de ventouses déjà ankylosées se tendent, agrippent les bords. Ce sont les tako, les anago, les ika. Les coquillages claquent comme des mâchoires, rythment le flux des vagues dans des conteneurs de polystyrène: coquilles Saint-Jacques, patelles, huîtres et palourdes.
Les écailles encore visqueuses se frottent aux brisures de glace, les branchies respirent l'air, les yeux vitreux redeviennent brillants. Ce sont les hamachi, les hirame, les Icam-pachi, les saba, les tai, les suxuki.
Gonflés de venin, les fugu roulent jusqu'au quai et tombent dans le port; pendant quelques instants, avant de sombrer, ils surnagent comme des excréments.
Passé et futur convergent dans le présent. Maintenant. Le moment est venu. Le sol est de pierre et de sable, de lave et de cendre, pétri entre les racines d'une végétation subtropicale. Dessous, il y a un monstre, aussi grand que l'île, qui se débat. Il n'y a qu'un seul point du Japon qui soit immobile: c'est le manche de l'éventail, la jointure de quatre plaques tectoniques. Tout le reste est séisme, typhon, tsunami, cyclone, éruption, tremblement de terre, incendie, inondation, bombe atomique.
Et maintenant, le monstre secoue son dos écaillé. Ce sont ces cercles concentriques, les gouttes qui glissent dans la mer le long de la jambe d'Ève, le silence entre elles, qui le rendent fou. Ase, chi, zamen? Il approche sa tête longue et frangée, dilate ses naseaux, fait vibrer sa langue bifide. Il secoue le corps de la jeune fille endormie, qui se laisse caresser et soulève la main avec grâce: ses doigts fuselés s'unissent aux deux extrémités de langue comme des plantes grimpantes. Les bulbes oculaires du monstre se dilatent, ses griffes jaillissent de son long corps de reptile et s'enfoncent dans les jeunes genoux d'Ève, les séparent. Nicha-nicha, la sécrétion visqueuse de ses écailles colle à la peau d'Ève, lui glisse dessus. Le kimono se déchire et les morceaux de soie tombent sur la surface plane de la mer.
Ève crie. «Je t'en prie, s'il te plaît, non!»
| EAN | 9782350213262 |
|---|---|
| Auteur | Visconti Ortensia |
| Editeur | NAIVE |
| Largeur | 147mm |
| Date de parution | 06/06/2013 |
| Nombre de pages | 190 |
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