Sous le regard du lion

LIVRE PREMIER

1

Une fine veine bleue palpitait dans la flaque de sang qui se formait à l'endroit où une balle s'était logée profondément dans le dos du garçon. Hailu transpirait sous la chaleur des lampes puissantes de la salle d'opération. Il sentait une pression derrière ses yeux. Il inclina la tête d'un côté et la main déjà tendue d'une infirmière épongea la sueur de son front. Il regarda à nouveau son scalpel, le sang luisant et les chairs déchirées, et il tenta d'imaginer la ferveur qui avait conduit ce garçon à se croire plus fort que la police parfaitement entraînée de l'empereur Hailé Sélassié.
Ce garçon était arrivé tremblant et baignant dans son sang, vêtu d'un jean pattes d'éléphant à la dernière mode américaine, et, à présent, il ne bougeait plus. Les cris de sa mère n'avaient pas cessé. Hailu l'entendait encore juste derrière ces portes, dans le couloir. D'autres portes conduisaient dehors, où un affrontement avait lieu entre étudiants et forces de l'ordre. Bientôt, d'autres étudiants blessés rempliraient les salles d'urgence et il faudrait tout recommencer. Quel âge avait ce garçon?
"Docteur?" dit une infirmière, ses yeux cherchant les siens au-dessus de son masque chirurgical.
Le moniteur cardiaque émettait des bips réguliers. Tout était normal, Hailu le savait sans même regarder, il était capable de comprendre le langage silencieux du corps sans l'aide des machines. Des années de pratique lui avaient appris à déchiffrer ce que la plupart des patients étaient incapables d'exprimer. Ces derniers jours lui avaient enseigné autre chose: que la fragilité de nos corps part du coeur et remonte jusqu'au cerveau.
Que ce que le corps ressent et pense détermine la façon dont il trébuche et tombe.
"Quel âge a-t-il?" demanda Hailu. A-t-il le même âge que mon Dawit? songea-t-il. Est-ce l'un de ceux qui essaient d'entraîner mon fils cadet dans ce chaos?
Ses infirmières reculèrent comme des oiseaux effrayés. Il ne parlait jamais durant une intervention, et sa concentration sur ses patients était si intense qu'elle était devenue légendaire. Son infirmière-chef, Almaz, secoua la tête pour empêcher quiconque de lui répondre.
"Il a une balle dans le dos qu'il faut extraire. Sa mère attend. Il perd du sang." Almaz parla rapidement, sans le quitter des yeux, professionnelle et sévère. Elle épongea le sang de la blessure et vérifia les signes vitaux du patient.
Le trou qui s'ouvrait dans le dos du garçon était un magma perforé et brûlé de muscle et de chair. La course vers la balle avait été plus gracieuse que son sprint effrayé pour s'enfuir. Hailu l'imaginait marchant au rythme de la foule des lycéens et des étudiants, les mains levées, la voix forte. Sa mince et fière poitrine gonflée, son doux visage déterminé. Un garçon vivant trop tôt son passage à l'âge d'homme. Combien de coups avaient dû être tirés pour renvoyer cet enfant chez lui et chez sa mère inquiète? Qui l'avait porté jusqu'à elle quand il était tombé? Pierres. Balles. Poings. Bâtons. Autant de façons de briser un corps, et aucun de ces enfants ne semblait croire à la fragilité de ses muscles et de ses os. Hailu pratiqua une incision autour de la blessure et s'interrompit pour permettre à l'une de ses infirmières d'essuyer le sang qui coulait.
Des voitures de police filaient, sirènes gémissantes, devant l'hôpital. Elles ne s'étaient pas arrêtées de toute la journée. Les policiers et les militaires étaient dépassés et fonçaient dans des rues bondées de manifestants frénétiques courant dans tous les sens. Et si Dawit se trouvait parmi ceux qui couraient? Et si on le lui amenait dans sa salle d'opération? Hailu se concentra sur le corps inerte étendu devant lui, ignora les tambourinements de son propre coeur, et chassa son fils de ses pensées.

(...)