Heidegger. La politique du poème

Lacoue-Labarthe Philippe

GALILEE

Lorsqu'il prend quelque distance vis-à-vis de "la politique", c'est-à-dire lorsqu'il démissionne avec éclat du Rectorat où il avait été élu à la faveur de la révolution national-socialiste (Fribourg, 1934), Heidegger reprend son enseignement; et consacre son premier cours, pour la première fois dans sa carrière, à l'interprétation de Hôlderlin: d'une oeuvre de poésie, donc. Le geste, ostentatoire, répond explicitement et délibérément, il le dit, à l'exigence du "Politique, au sens le plus haut du terme". Les poèmes qu'il choisit de commenter sont au reste, sans le moindre hasard, les Hymnes de Hôlderlin, "La Germanie" et "Le Rhin". Ce qui ne laisse aucun doute sur sa préoccupation fondamentalement "nationale". L'orientation stratégique de cet enseignement, que confirmera dans les années suivantes la longue "explication" avec Nietzsche, est parfaitement nette: contre le nietzschéisme brutal et dévoyé qui sous-tend l'idéologie nazie, Heidegger entend mettre au jour ce qu'il appelle "la vérité et la grandeur interne du Mouvement". Il s'agit tout à la fois de vérifier et de rectifier le national-socialisme, non de le contester dans ce qui le justifie au départ. En somme, le discours de Heidegger se veut radicalement révolutionnaire. Il est tout entier dirigé contre une révolution en train de s'affaisser ou de sombrer dans la confusion. Sous cet angle, Hôlderlin - et Hôlderlin seul - est la Figure authentique et le véritable "Guide" du peuple allemand en souci de son existence comme peuple. Dans son Poème, c'est-à-dire aussi bien dans sa Pensée, pour peu qu'on s'applique à l'écouter et à s'acquitter d'une injuste dette à son égard (le silence et l'oubli où on l'a maintenu durant plus d'un siècle, après qu'on l'ait contraint au "refuge" de la folie), il y va secrètement du destin "historial" de l'Allemagne, voire de l'Occident tout entier. À la lecture attentive, à l'interprétation la plus rigoureuse de déceler un tel enjeu. Cette exégèse de Hölderlin, Heidegger la reprendra à maintes reprises dans les dix années suivantes: nouveaux cours, conférences, essais. (Sa célébrité en France est d'ailleurs due pour une part à la traduction, dès 1938, de son essai: "Hôlderlin et l'essence de la poésie".) Et il ne cessera d'y revenir après la guerre, on peut dire: jusqu'à sa mort, moyennant il est vrai un infléchissement très net, une atténuation de la virulence politique initiale au profit d'une prédication d'allure apparemment plus "religieuse" (un mot qu'au demeurant Heidegger a toujours récusé) ou "messianique", portant l'accent sur l'espoir d'une nouvelle expérience du sacré ou sur l'attente d'un dieu à venir. Mais, pour autant, la surdétermination politique de cette "prédication" ne disparaîtra pas: seul le motif purement "national" passera au second plan. Hôlderlin restera toujours le poète de la poésie pour être d'abord le poète des Allemands (puis des Occidentaux), au même titre, mais plus secrètement, plus profondément, plus difficilement, qu'Homère fut l'"instituteur de la Grèce". On tente, dans les essais rassemblés ici, de décrypter cette poétique éminemment politique, - et, en général, occultée comme telle. On découvre, au fil de la lecture, et grâce à une confrontation précise avec l'interprétation de Benjamin, que ce que cherche à déceler Heidegger au titre de l'essence de la poésie ou de la "poésie pensante", du rapport entre Poésie et Pensée, ce n'est pas autre chose en vérité qu'une "nouvelle mythologie" (une mythologie pour le temps à venir), c'est-à-dire une configuration "spirituelle" capable d'ouvrir la possibilité d'un sacré, sans quoi nulle existence proprement "historiale" n'est possible. Là où Benjamin, que Heidegger ne pouvait pas avoir lu initialement (et dont il ne fit pas grand cas lors de la publication, en 1955, des écrits posthumes), montrait comment c'est la "démythologisation" et la déconstruction du modèle antique qui avaient été pour Hôlderlin la condition de possibilité d'une poésie absolument inédite, Heidegger suit pour ainsi dire le trajo inverse: c'est le rapport - un certain rapport - de Hôlderlin aux Grecs qui retient d'abord sont attention, pour autant qu'il recèle une pensée de l'Histoire à venir; et, dans le Poème, c'est bien ce qu'il faut se résigner à nommer le Mythème qui fait l'objet de son obstination herméneutique ou de ce qu'on peut considérer comme son exégèse forcenée. Hôlderlin, en somme, n'est que le prétexte de l'élaboration philosophico mythologique, c'est-à-dire aussi "politique", de Heidegger lui-même. Dans ce volume, on s'arrête au bord de la question "religieuse", ainsi réouverte sous l'autorité de la préoccupation politique. Il y faudra, prochainement, une autre analyse.

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EAN
9782718605937
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