Soeurs sorcières Tome 2

Extrait

Je me sens en pleine imposture.
Nous sommes trois dans ce couloir étroit d'un immeuble qui sent le chou bouilli : Alice Auclair, Mei Zhang et moi. Nous portons toutes trois la même tenue - lourde cape de laine noire sur robe de bombasin noir et raide, bottines noires à talons, dont la pointe dépasse à peine sous nos jupes qui balaient le sol. Et sous nos trois capuches nous sommes coiffées de même, cheveux tirés en arrière, sans mèche folle. C'est l'uniforme de l'ordre des Soeurs ; et bien qu'aucune de nous n'en soit encore membre à part entière, nous sommes en mission de charité. Panier au bras, empli de pain et de légumes produits au couvent, nous allons les yeux baissés, n'échangeant que de rares mots et toujours à mi-voix.
Nul ne doit soupçonner, jamais, ce que nous sommes en réalité.
Alice frappe à une porte. De fines boucles en onyx se balancent à ses oreilles au modelé de coquillage. Même en visite chez les pauvres, Alice aime à laisser voir qu'elle est issue du beau monde. Un jour, sa vanité la perdra.
Pour un peu, cette pensée me réjouirait.
Mrs Anderson nous ouvre. C'est une jeune veuve - vingt-trois ans à peine -, aux cheveux d'un blond un peu plus clair que le mien, à la mine soucieuse en permanence. Elle nous fait signe d'entrer, et, dans la pénombre de novembre, ses mains volettent comme des papillons de nuit. «Merci d'être venues, mes Soeurs.
- De rien, répond Alice, plissant le nez devant le deux-pièces exigu. C'est notre mission d'aider les malheureux.
- Je vous en suis reconnaissante.» Mrs Anderson me presse la main entre ses paumes glacées. Elle porte encore son alliance, bien que son mari soit mort depuis trois mois déjà. «Du temps de mon Frank, nous n'étions pas malheureux. Nous arrivions toujours à joindre les deux bouts. Je n'aime pas ça, vous savez, vivre de la charité.
- Je vous comprends», dis-je. Je lui souris aussi sincèrement que je peux et retire ma main. D'une certaine façon, nous lui mentons, et sa gratitude me met mal à Taise.
«Vous avez traversé de rudes épreuves, ajoute Mei, bientôt, les choses iront mieux pour vous.» La fièvre maligne qui a frappé la ville en août dernier a emporté Mr Anderson et leur fils aîné, laissant Mrs Anderson se débrouiller avec les deux enfants restants.
«C'est dur, pour une femme, d'être seule au monde», dit celle-ci, et elle range la bouteille de lait dans la glacière. «Je travaillerais bien à la boutique quelques heures de plus, si je pouvais. Mais la nuit tombe si tôt à cette saison ! Et je n'aime pas rentrer seule le soir à la maison.
- Les rues ne sont pas sûres pour une femme seule, la nuit», approuve Mei.
Petite et râblée, elle s'étire sur la pointe des pieds pour caser un pot de beurre de pommes sur une étagère haut perchée, à côté des autres bocaux.