Versailles, le palais de toutes les promesses Tome 2 : Le Roi noir de Versailles (1668-1670)

Riou Jean-Michel

FLAMMARION

Sic transit gloria mundi

AVANT L'AUBE du vendredi 3 juillet 1693, Judicaël Goulwen, un ancien laboureur de Benac'h, sortit comme n'importe quel manoeuvre de L'Auberge de l'Ours, située rue Ménard, à cent toises - deux cents peut-être - du château de Louis XIV. Il arrivait de la veille. C'était son premier jour de travail.
II rejoignait le palais de toutes les promesses, marchant dans le pas de celui qui le précédait et, comme les autres, s'accrochait au halo falot d'un flambeau qu'une main épaisse tenait droit afin d'éviter les trous placés là par le diable pour que le soulard, ou simplement le nigaud, se brise sec une cheville. À chaque intersection, à chaque coin de rue borgne, il en venait de nouveaux, des ombres au dos courbé, épuisés avant même de commencer; un tas de corps endoloris par les heures éreintantes des jours précédents et la cadence imposée par le chantier.

*

Quand le jour serait levé, ils embarqueraient dans des chariots vétustés, tenant debout, coude contre coude, accrochés à un frère de misère, attendant le nid-de-poule qui les bringuebalerait comme des pantins. À moins qu'un coup de reins de la vieille jument au poil gris, la haridelle qu'un rien affolait, ne jette l'attelage dans le fossé comme c'était arrivé trois jours avant: un gros rat s'était glissé entre ses sabots.
Quoi qu'il se passe, ils s'en iraient ainsi sur la route, résignés, amochés, dénouant couci-couça leurs muscles tétanisés, durcis comme l'écorce d'un vieux chêne. Sur place, ils descendraient sans un mot et creuseraient jusqu'à la nuit la rigole de Guyancourt qui alimentait les fontaines des jardins du château.
Pour le spectacle des innombrables jets d'eau jaillissant par miracle des bassins de marbre de Versailles, il fallait domestiquer des rus et des rivières à des lieues d'ici. Bientôt, prédisaient certains, on détournerait les fleuves tant le roi éprouvait un amour intarissable pour ce genre de divertissement. Alors, on cherchait l'eau de plus en plus loin. Un matin, on puiserait pourquoi pas celle de la Loire, on l'enfermerait dans un tuyau de fonte savamment incliné tout le long du parcours par une armée de géomètres asservissant le flux afin qu'arrivé à bon port, il libère sa force, explose, perce l'azur, donnant vie à un tableau féerique reflétant - quand le Roi le voulait - les couleurs changeantes du soleil. Et à des lieues de la perfection et du faste, insensibles au génie des fontainiers Francine et fils, ces centaines d'anonymes curaient à en crever, ignorant ce que Versailles leur devait.

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EAN
9782081270053
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