Les arbres voyagent la nuit

Le Corff Aude

STOCK

La porte se referme plus fort qu'elle ne l'aurait voulu. Manon reste figée dans l'entrée, à l'affût d'un bruit. Elle n'entend pas la télévision, pourtant elle sait que son père est là, dans le salon.
En évitant les lignes du parquet, elle pose ses ballerines l'une à côté de l'autre, sous le portemanteau. Un imperméable y est suspendu, effleurant l'aquarelle d'un voilier solitaire perdu sur une mer d'huile. Sur une console, des fleurs se décomposent dans un vase dont l'eau s'est évaporée depuis longtemps. Tout autour, les pétales décolorés se mêlent à la poussière.
Chaque soir, après l'école, dans leur appartement du deuxième étage, Manon parcourt les mêmes pièces, dans le même ordre, à la même heure.
Elle entre dans le salon et se poste derrière son père, avachi dans son fauteuil en cuir. Il n'esquisse pas le moindre geste vers elle, mais elle commence à avoir l'habitude. Mal rasé, il fixe son iPhone posé sur le plancher.
Devant la fenêtre, se dresse un bouleau dont la force tranquille contraste avec l'abattement de cet homme qu'elle ne reconnaît plus. Elle toussote pour attirer son attention, un peu à contrecoeur, car elle sait au fond que cela ne sert à rien: depuis des mois, elle ne l'intéresse plus; d'ailleurs, plus rien ne semble l'atteindre.
L'apercevant enfin, il se lève avec lourdeur et l'embrasse sur le front.
- Ça va? demande-t-il d'une voix fatiguée. Manon hoche la tête mais il n'est déjà plus là: il cherche la télécommande, sans manifester l'envie de prolonger leur échange.

La fillette s'avance vers la table en enjambant les bières vides accumulées près du fauteuil. Elle voudrait contrôler son ordinateur, comme une infirmière prendrait le pouls de son malade. Il y a des jours où il oublie de manger et de travailler.
L'ordinateur est en veille. Après une seconde d'hésitation, elle touche le clavier. Une photo apparaît à l'écran: sa mère, cheveux détachés, marche pieds nus sur une plage. Ce sourire qu'elle esquisse, Manon l'a tant sondé qu'il n'a plus aucun sens: il n'y a pas de joie dans son expression, un fond de mélancolie peut-être, et il n'est pas impossible qu'elle se force.
La petite fille s'approche de son père qui vient d'allumer la télévision. Il passe d'une chaîne à l'autre, et cela peut durer longtemps.
- Va faire tes devoirs, soupire-t-il, agacé de la sentir plantée derrière lui.

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EAN
9782234074767
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