Mûr à crever

FRANKETIENNE

HOEBEKE

Chaque jour, j'emploie le dialecte des cyclones fous. Je dis la folie des vents contraires.Chaque soir, j'utilise le patois des pluies furieuses, fe dis la furie des eaux en débordement.Chaque nuit, je parle aux îles Caraïbes le langage des tempêtes hystériques. Je dis l'hystérie dé la mer en rut.Dialecte des cyclones. Patois des pluies. Langage des tempêtes. Déroulement de la vie en spirale.Fondamentalement la vie est tension. Vers quelque chose. Vers quelqu'un. Vers soi-même. Vers le point de maturité où se dénouent l'ancien et le nouveau. La mort et la naissance. Et tout être se réalise en partie dans la recherche de son double. Recherche qui se confond à la limite avec l'intensité d'un besoin, d'un désir et d'une quête infinie.Des chiens passent - j'ai toujours eu l'obsession des chiens errants - ils jappent après la silhouette de la femme que je poursuis. Après l'image de l'homme que je cherche. Après mon double. Après la rumeur des voix en fuite. Depuis tant d'années. On dirait trente siècles.La femme est partie. Sans tambour ni trompette. Avec mon coeur désaccordé. L'homme ne m'a point tendu la main. Mon double est toujours en avance sur moi. Et les gorges déboulonnées des chiens nocturnes hurlent effroyablement avec un bruit d'accordéon brisé.C'est alors que je deviens orage dé mots crevant l'hypocrisie des nuages et la fausseté du silence. Fleuves. Tempêtes. Éclairs. Montagnes. Arbres. Lumières. Pluies. Océans sauvages. Emportez-moi dans la moelle frénétique dé vos articulations. Emportez-moi! Il suffit d'un soupçon de clarté pour que je naisse viable. Pour que j'accepte la vie. La tension. L'inexorable loi de la maturation. L'osmose et la symbiose. Emportez-moi! Il suffit d'un bruit de pas, d'un regard, d'une voix émue, pour que je vive heureux de l'espoir que le réveil est possible parmi les hommes. Emportez-moi! Car il suffit d'un rien, pour que je dise la sève qui circule dans la moelle des articulations cosmiques.Dialecte des cyclones. Patois des pluies. Langage des tempêtes. Je dis le déroulement de la vie en spirale.À force de vouloir dire, je ne suis devenu qu'une bouche hurlante. Je ne m'inquiète point de savoir ce que j'écris. Tout simplement j'écris. Parce qu'il le faut. Parce que j'étouffe. J'écris n'importe quoi. N'importe comment. On l'appellera comme on voudra: roman, essai, poème, autobiographie, témoignage, récit, exercice de mémoire ou rien du tout. Moi, je ne sais même pas. Pourtant ce que j'écris ne m'est pas étranger. Personne ne parviendra à dire beaucoup plus qu'il n'aura vécu.J'étouffe. J'écris tout ce qui me passe par la tête. L'important pour moi, c'est l'exorcisme. La libération dé quelque chose. De quelqu'un. Peut-être de moi-même. La délivrance. La catharsis. J'étouffe. Je ne vois pas de soupirail. Et je force sur les parois de mon asphyxie avec le bélier des mots. Si, malgré tout, elles ne s'ouvrent pas, un passant entendra la ruée anarchique de mon langage, ou le SOS barbare de mon agonie. J'ai assez réfléchi. On réfléchit trop dans mon entourage. Ou peut-être que Ton ne réfléchit pas du tout. Je suis fatigué. Maintenant je frappe aux portes closes. Je piaffe. Je crie. J'appelle. Je hurle. Mes cris d'alarme réussiront-ils à émouvoir quelqu'un? À toucher une cible sensible? Je ne sais. Pourtant le malheur, la misère, le désespoir, la rage, les fleuves, les tempêtes, le sang, le feu, la mer, les cyclones, mon pays, les arbres, les montagnes, mon peuple, les femmes, les enfants, les vieillards, tous les hommes, toutes les choses et tous les êtres me gonflent la voix, à un point que, s'il arrive que j'échoue, j'aurai été réellement seul. Effroyablement seul. Horriblement seul.(...)

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EAN
9782842304676
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