Eva dort

Mille trois cent quatre-vingt-dix-sept kilomètres: c'est la distance qu'Eva parcourt en train, de son Tyrol du Sud natal jusqu'à la Calabre, pour aller voir Vito, disparu de sa vie trop tôt et depuis trop longtemps, et que la maladie menace d'emporter. Durant ce voyage du nord au sud de l'Italie, de sa région frontalière et germanophone au sud profond, c'est toute l'histoire de sa mère Gerda et la sienne qui défile dans la tête d'Eva: cette Gerda si belle et si libre, fille-mère parvenue à mener une belle carrière de chef cuisinière dans un grand hôtel de montagne, puis sa rencontre avec Vito, sous-officier des carabiniers en garnison dans ce coin de la péninsule agité par un mouvement indépendantiste. Mais Eva se remémore aussi le destin du Haut-Adige, cette terre passée en 1919 de l'empire austro-hongrois défait à l'Italie, que Mussolini essaya d'italianiser de force et qui, par la volonté d'un homme, Silvius Magnago, obtint de Rome un statut d'autonomie mettant fin aux actions terroristes et évitant une probable guerre civile. Sa région a en définitive connu la paix et la prospérité, et Eva, victime innocente d'un amour impossible, a grandi sans Vito, qu'elle veut à présent retrouver avant qu'il ne soit trop tard. Eva dort est une ample fresque historique et familiale à laquelle ne manque aucun ingrédient du genre: une héroïne d'exception à la Scarlett O'Hara, un peuple opprimé en quête de liberté, des paysages grandioses, des émotions fortes et vraies, un récit haletant. C'est aussi et surtout le portrait d'une Italie peu connue des lecteurs français, ce Tyrol du Sud germanophone qui fait pourtant bel et bien partie de l'Italie, et que Francesca Melandri raconte avec justesse et passion. Mais cette histoire, qui ne concerne à première vue qu'une toute petite région, en dit néanmoins long à la fois sur l'Italie en général, la fragilité de son unité et les tensions centrifuges qui continuent de l'agiter, mais aussi sur l'Europe déchirée par les conflits indépendantistes, voire les guerres ethniques: le Haut-Adige/Tyrol du Sud est devenu une paisible Catalogne, mais il aurait pu, aussi, se transformer en Bosnie avant l'heure. Eva dort est un premier roman d'une grande ambition qui n'hésite pas à embrasser tout un pan de l'histoire du XXe siècle et le fait avec les armes de la littérature, rendant ainsi fidèlement toute la complexité et l'ambiguïté des situations et des personnages. Ce récit passionnant et romanesque est servi par la justesse et la précision de l'écriture, qui explore telle une caméra ces montagnes et ces vallées trop peu connues, avec une légèreté et une vivacité qui n'excluent jamais le sérieux et la profondeur.