Dictionnaire amoureux de Stendhal

Fernandez Dominique ; Bouldouyre Alain

PLON

Absolu

Aux grands écrivains à l'oeuvre abondante et aux romans épais, il arrive de donner un raccourci de leur art et de leur «doctrine» dans un texte bref qui est souvent leur chef-d'oeuvre.
Pour Balzac, je citerais: La Femme abandonnée.
Pour Chateaubriand: Les Aventures du dernier Abencérage.
Pour Hugo: Claude Gueux.
Pour Alexandre Dumas: Vaninka.
Pour Dickens: Un chant de Noël.
Pour Tolstoï: La Mort d'Ivan Ilitch.
Pour Dostoïevski: Douce.
Pour Tourgueniev: Moumou.
Pour Herman Melville: Billy Budd.
Pour Conrad: Le Compagnon secret.
Pour Kipling: Namgay Doola.
Pour Thomas Mann: Tonio Kroger.
Pour Boulgakov: Coeur de chien.
Pour Paul Morand: Flèche d'Orient.
Et pour Stendhal? Il me semble que nul texte ne concentre mieux tout ce qu'il pense de la France, de l'Italie, de la vanité, de la passion (ses quatre sujets de prédilection) qu'une des Chroniques italiennes intitulée S. Francesco a Ripa. Comme les auteurs mentionnés ci-dessus, il a exprimé dans une seule nouvelle, qui se trouve être la plus courte du recueil, sa philosophie secrète et l'idée qu'il se faisait de l'absolu.
S. Francesco a Ripa est une église de Rome, située dans le Transtévère, non loin du Ponte Aventino. Construite en 1231, à l'époque où elle était «au bord» (a ripa) du Tibre, elle est séparée aujourd'hui du fleuve par l'hospice S. Michèle. Les dévots s'y rendent parce qu'elle s'élève à l'endroit où saint François d'Assise prit demeure lorsqu'il vint à Rome demander au pape Honorius III la reconnaissance de son ordre. Les amateurs d'art font un long détour dans le Transtévère pour admirer là une célèbre toile de Simon Vouet, La Naissance de la Vierge, ainsi qu'une des plus belles statues de Bernini, Ludovica Albertoni, dite «bienheureuse». Une sorte de sainte donc, mais vue d'un oeil résolument païen, comme possédée par la luxure. Elle est couchée sur un lit, adossée à un coussin. Sa tête est rejetée en arrière et, dans un excès de pâmoison, elle ferme les yeux, entrouvre la bouche, presse d'une main convulsive son sein à travers un fouillis d'étoffes, au comble d'une exaltation qui est sur le point de lui faire perdre les sens.
Stendhal n'a jamais parlé de cette statue, ni dans la nouvelle, ni dans les Promenades dans Rome. On sait qu'il n'avait pas une tendresse excessive pour l'art baroque, envers lequel il nourrissait les préjugés de son époque, avec pourtant une notable exception. Enthousiasmé par la Sainte Thérèse du même Bernini, autre figure de femme en proie au délire érotique, et sculptée dans le même esprit que la Ludovica, il balbutie d'émotion. «Quel art divin! quelle volupté!» s'écrie-t-il. Pour avoir su traduire dans le marbre les lettres les plus passionnées de la jeune Espagnole d'Avila, «nous avons pardonné au cavalier Bernin tout le mal qu'il a fait aux arts». Et de citer les mots que lui adresse le moine qui lui sert de guide: «È un gran peccato que ces statues puissent présenter facilement l'idée d'un amour profane.»
La Ludovica Albertoni invite au même dérapage, et l'héroïne de S. Francesco a Ripa peut être identifiée à l'une comme à l'autre de ces statues. Elle présente tant de ressemblances avec ces deux exaltées, par l'intensité de son engagement et l'ardeur de ses transports, qu'on soupçonne Stendhal de n'avoir pas situé par hasard la nouvelle dans cette église perdue au fond du Transtévère, banale à l'intérieur comme à l'extérieur, sans intérêt, au reste difficile à trouver et très peu fréquentée.
S. Francesco a Ripa est La Princesse de Clèves de Stendhal. J'en avais vaguement le soupçon, quand, relisant la nouvelle, j'ai eu la confirmation de ce que je devinais. Tout le monde se rappelle la première phrase du roman de Mme de Lafayette: «La magnificence et la galanterie n'ont jamais paru en France avec tant d'éclat...» Or, dès la première page de S. Francesco a Ripa, Stendhal écrit que jamais la cour du pape à Rome n'a été aussi brillante qu'à l'époque où se déroule sa nouvelle. «La galanterie et la magnificence semblaient la seule occupation de tant d'étrangers et de nationaux réunis.»


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EAN
9782259210942
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