Bête noire. Condamné à plaider

Durand-Souffland Stéphane - Dupond-Moretti Eric

MICHEL LAFON







Extrait



Trente ans

Il est 2 heures du matin, je suis épuisé, j'ai peur et je pue la sueur. La nuit épaissit l'angoisse qui précède le prononcé du verdict. Quand la cour et les jurés sont-ils partis délibérer ? Je ne m'en souviens pas mais c'était il y a trop longtemps. J'ai plaidé l'acquittement, je sens que je ne serai pas suivi - sinon, ils seraient déjà revenus l'annoncer.
Ce procès a duré trois jours. Pendant trois jours j'ai défendu un homme et, aujourd'hui, je n'ai plus d'énergie. Cette interminable attente de la sentence n'est pas un temps comme les autres : c'est un moment suspendu, une parenthèse de mystère durant laquelle se joue le destin d'un être. Quand l'horloge recommencera à tourner normalement, tout sera joué. Je déteste l'idée que pendant ces heures-là, je ne sers à rien. Souvent, je passe voir celui que je défends, détenu dans une geôle minuscule qui sent le malheur. Pas pour le «préparer» à affronter l'épreuve du verdict, ni pour lui remonter le moral : le mien est en général plus bas que le sien. Pour être auprès de lui quelques brefs instants, pendant qu'il est encore «présumé innocent». Il y a, dans ce tête-à-tête, des moments surréalistes. Je me souviens d'un client - j'ai ce mot en horreur mais il n'y en a pas d'autre, j'y reviendrai - pour qui j'étais intervenu avec mon ami Jean-Yves Liénard. C'était aux assises du Pas-de-Calais, à Saint-Omer. Une affaire atroce. L'homme en question répondait du meurtre de sa mère, de son grand-père, et d'une tentative de meurtre sur son père. L'avocat général avait, logiquement, requis la réclusion criminelle à perpétuité. Je venais de terminer ma plaidoirie et j'étais encore ruisselant. Jean-Yves et moi entrons dans la cellule. L'homme, qui y avait été reconduit peu avant, était en train de déjeuner. Il nous montre son sandwich, furieux : «Regardez, ils n'ont même pas mis de beurre !» C'était à la fois grotesque et pathétique de voir un être humain incapable de trouver les mots convenant à la gravité de sa situation.
Cet homme qui ne savait pas parler s'est pendu quelques années plus tard.
Je viens d'aller dîner sans appétit dans la seule brasserie restée ouverte, j'ai bu deux bières dont l'amertume me colle à la bouche, j'ai trop fumé, je n'en peux plus, j'ai de plus en plus peur. Les assises constituent un monde à part, dont je connais parfaitement les codes mais dont la violence me sidère toujours. Le verdict va bientôt tomber, cela va durer quelques minutes sèches après les heures de débat au cours desquelles j'ai tout donné. Un premier signal ne trompe pas : les forces de l'ordre commencent à se mettre en place devant la cour d'assises et aux abords du palais de justice. L'huissier m'appelle sur mon portable dont il a noté le numéro au premier jour de l'audience, ainsi que celui de mes confrères et de l'avocat général, mon adversaire. Il enfile sa robe noire quand j'entre dans le prétoire qui, lui aussi, sent la sueur. Autrefois, une acre odeur de fumée vous sautait au nez et à la gorge, car on détruisait dans un poêle les bulletins secrets remplis par les jurés. La justice sentait le papier brûlé, elle s'accompagne désormais du cliquetis de la broyeuse qui dévore les douze ou quinze bulletins qui ont scellé le sort d'un homme. Les verdicts n'ont plus d'odeur.



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EAN
9782749916163
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