Un acte d'amour
SAMARIN
À l'âge de douze ans, bien des années avant qu'il ne surprenne dans le cartable d'une fille l'odeur puissante de la dynamite, mêlée aux senteurs des livres de cours et de l'eau de Cologne, Kyrill Ivanovich Samarin exigea de son oncle le droit de changer de nom. Il ne voulait plus être un Ivanovich. L'Ivan du patronyme, son père, était mort quand il avait deux ans, peu après sa mère. Depuis ce jour, il était élevé par son oncle, Pavel: alors, pourquoi ne pas s'appeler Kyrill Pavlovich? Quand son oncle lui rétorqua qu'il ne pouvait rien y changer, que c'était dans l'ordre des choses, que les pères défunts avaient des droits et qu'on leur devait le respect, le garçon sombra dans un silence courroucé, pinça les lèvres et regarda ailleurs, respirant bruyamment par le nez. Son oncle avait appris à reconnaître ces symptômes. Ils apparaissaient plusieurs fois l'an, quand l'un des amis du garçon le laissait tomber, quand on lui demandait d'éteindre sa lampe de chevet et de dormir, ou quand il s'interposait pour empêcher son oncle de corriger un domestique.
Ce qui survint ce jour-là n'avait rien de familier. Le garçon regarda fixement son tuteur, se fendit d'un large sourire puis éclata de rire. Ses yeux brun sombre plantés dans ceux de son oncle et ce rire - pas encore un rire d'homme car sa voix n'avait pas mué, mais plus vraiment celui d'un enfant -, tout cela était fort troublant. "Oncle Pavel, reprit le garçon. Voudrais-tu bien désormais m'appeler Samarin et rien d'autre, jusqu'au jour où je serai libre de choisir mes noms?"
C'est ainsi que depuis le jour de ses douze ans, en famille, on ne prononça plus que son patronyme, comme s'il vivait à la caserne. L'oncle adorait son neveu. Il le gâtait à la moindre occasion, même s'il n'était pas facile de satisfaire Samarin.
L'oncle de Samarin n'avait pas eu d'enfant et il était si timide en présence des femmes qu'on n'aurait su dire s'il appréciait leur compagnie. D'un rang modeste, il avait bâti une immense fortune. C'était un architecte entrepreneur, un de ces individus bénis des dieux dont le savoir-faire concret n'offre aucune prise à la suffisance, à la corruption ni à la bêtise des puissants qui patronnent leurs activités. Et au fil du temps, les gens de Raduga, la ville des bords de la Volga où vivaient Samarin et son oncle, avaient fini par ne plus considérer son neveu comme un malheureux orphelin. On l'appelait schastlivchik, le chanceux.
L'excellente réputation dont jouissait l'oncle de Samarin aux yeux de l'aristocratie conservatrice tenait également à son peu d'intérêt pour la politique. Aucun cercle libéral ne tenait salon chez lui, il n'était pas abonné aux journaux de Saint-Pétersbourg et refusait de rejoindre les rangs des associations réformistes, malgré leurs sollicitations continuelles. Il lui était bien arrivé, par le passé, de soutenir une cause. Au cours du fol été 1874, bien avant la naissance de Samarin, il était de ces étudiants partis battre la campagne en bons missionnaires, pour encourager les paysans à la rébellion. Les paysans ne comprenaient pas un traître mot de ce qu'on leur racontait et, pensant que les étudiants se payaient leur tête, ils les renvoyèrent chez eux, d'abord du bout des lèvres puis, finalement, par la force. L'oncle de Samarin échappa de peu à l'exil sibérien. Son amour-propre ne se remit jamais de cette humiliation. Chaque mois, il écrivait une longue lettre à une femme qu'il avait connue alors, exilée en Finlande. Quand il ne restait plus qu'à la poster, il la brûlait.
| EAN | 9782864249344 |
|---|---|
| Titre | UN ACTE D'AMOUR |
| ISBN | 2864249340 |
| Auteur | Meek James ; Fauquemberg David |
| Editeur | METAILIE |
| Largeur | 124mm |
| Poids | 358gr |
| Date de parution | 22/08/2013 |
| Nombre de pages | 448 |
| Emprunter ce livre | Vente uniquement |












