A l'ombre du jasmin

Kalouaz Ahmed

ACTES SUD







Extrait



Mimouna

J'ai vu le jour dans un chaos immense, et je ne m'en rends compte qu'à présent. Il y a des vides dans nos existences, des ornières, des trous béants, des pans de vie qui vous reviennent de l'enfance par des mots que l'on n'avait jamais imaginés. Un jour d'automne, je rendais visite à ma mère, dans ce nouvel appartement où, pour la première fois de sa vie, elle vit seule. Deux chambres, une petite cuisine et un salon ouvrant sur la lumière, avec la vue sur le Vercors. Alors que nous étions assis l'un et l'autre sur un fauteuil, elle s'est levée pour aller chercher dans le tiroir d'un meuble de sa chambre un livret de famille aux pages flétries. Il avait traversé, au rythme des naissances et des disparitions, un siècle et quelques années aussi. C'est là que sont couchés nos morts et nos vivants.
«Tous vos prénoms sont écrits ici, je crois, tous mes enfants, même la plus belle. Mimouna, née pendant l'été 1947, décédée une nuit d'octobre 1951, trois mois avant ta naissance. Je ne sais même pas de quoi elle est morte. Elle jouait dehors, belle comme un diamant. En fin d'après-midi, elle s'est plainte de la hanche. Pas de fièvre, pas de marques sur la peau, juste une douleur au pied ou dans la jambe. Et à dix heures le lendemain matin, c'était fini. Le chagrin m'a enlevé la raison, tu sais. Je suis devenue folle, en ce début d'automne.»
Bien sûr, elle m'avait déjà parlé de ces deux enfants disparus, ceux que j'ai évoqués, ici et là dans quelques livres, à tel point que j'avais envisagé d'écrire un texte sur eux, sans en parler à ma mère, évidemment. Avant ce jour de visite, j'avais sans doute déjà feuilleté ce livret, il y a longtemps, pour des formalités administratives, des inscriptions à des écoles, des collèges, mais pour la première fois, j'en ai retenu les détails, les dates, les prénoms d'enfants qui, curieusement, ce jour-là, prenaient forme. Ainsi, le premier de la fratrie, Mohamed, né en 1943, emporté par une fièvre en décembre 1949, trois mois après la naissance de B., devenu par la force des choses, l'aîné de la famille. Ma mère me précise que son fils fréquentait déjà l'école, et qu'elle n'est jamais allée récupérer son cartable ni ses affaires de classe.

C'est à cet instant, en ce jour de septembre, que s'est posée sur mon épaule l'envie de te parler, Mimouna, de parler un peu de moi, peut-être. Ne sachant rien de toi, je ne peux que deviner, retracer un chemin qui serait le tien. J'ai commencé ce récit le jour anniversaire de ta mort. Anniversaire, ce n'est peut-être pas le mot juste, il n'y a pas de mot, car le fait de perdre un enfant ne porte pas de nom. Nous n'avons jamais soufflé de bougies, mais tu aurais été, sans cette disparition, ma soeur la plus proche. Il n'y a pas chez nous, comme dans d'autres familles, des photos en noir et blanc que le temps aurait peut-être défraîchies, mais qui permettent de regarder vers le passé. Il ne reste rien de toi, de la forme, de la couleur de tes yeux, de celle de tes cheveux. Ta mère a dit que tu étais belle, tellement belle. Toi aussi tu avais perdu un frère. Il est parti à l'âge de six ans, tu en avais alors deux.
--Ce texte fait référence à l'édition






Broché
.



7,20 €
Disponible sur commande
EAN
9782330037352
Image non contractuelle