Le siècle de Dieu

Hermary-Vieille Catherine

ALBIN MICHEL

Paris, fin 1664

- Regardez, mademoiselle, n'est-ce pas Notre-Dame de Paris que nous apercevons là?
Depuis que les deux voitures avaient franchi l'octroi, Anne-Sophie de Kerdélant surmontait peu à peu son chagrin. À son départ de Lannion, elle avait versé toutes les larmes de son corps. Entre Rennes et Alençon, insensible aux paroles affectueuses de sa cousine Viviane qui allait partager son exil parisien, elle s'était réfugiée dans le plus profond silence. Enfin, alors que sa voiture approchait de la capitale, elle s'était décidée à ouvrir les yeux, à poser quelques questions. Charles de Vieilleville l'aimait-il déjà un peu? Allait-elle faire bonne figure à la Cour? On disait que le jeune roi appréciait les femmes, aurait-il de l'amitié pour elle? La jugerait-on assez élégante, assez spirituelle?
À seize ans, elle n'avait connu que le château familial, l'entourage d'une famille aimante, la société des châtelains du voisinage, celle des fermiers qui vivaient sur leur domaine et la présence constante de Viviane qui, orpheline, avait été recueillie par les Kerdélant. Sa cousine, qui se destinait à Dieu, avait renoncé à entrer au couvent par affection pour elle. Et lorsque le projet de mariage avec Charles de Vieilleville s'était concrétisé, elle avait pris aussitôt la décision de l'accompagner, de demeurer à ses côtés dans l'hôtel de ses beaux-parents.
La morosité d'une fille de seize ans ne pouvait durer. En s'éloignant de sa Bretagne, Anne-Sophie avait constaté avec surprise que les culottes bouffantes et chapeaux ronds des paysans n'étaient plus de mise. Les laboureurs étaient vêtus de culottes longues assez informes recouvertes à moitié par des chemises de toile sur lesquelles ils enfilaient des gilets de peau retournée ou de laine bouillie. Leurs pieds pouvaient être chaussés de sabots ou de gros souliers sans lacets, portés pour les moins pauvres sur des guêtres de toile imperméables. Les femmes, quant à elles, ressemblaient aux Bretonnes, jupes larges de gros drap, sabots, chemises et bonnets. En dépit du froid, la plupart des enfants marchaient pieds nus.
Anne-Sophie se pencha par la portière pour mieux contempler la cathédrale de Paris. Les deux voitures où avaient pris place, dans l'une, son oncle et parrain venu l'accompagner, Viviane, une femme de chambre et elle-même, dans l'autre, les domestiques, progressaient lentement au milieu des piétons, cavaliers, tombereaux et charrettes. Se découpant sur le ciel bleu de décembre, Anne-Sophie apercevait les deux tours, l'archevêché et plus loin la flèche de la Sainte-Chapelle. Des barques, barges et légères embarcations à voile remontaient ou descendaient la Seine. Au premier plan, le long des berges, se pressaient une multitude de maisons, certaines hautes de quatre étages. Les mains dans l'eau glacée, des lavandières battaient du linge. Des palefreniers abreuvaient leurs chevaux. Toutes sortes de débris s'accumulaient le long des berges: cadavres gonflés de chiens et de chats, et même d'agneaux et de porcelets, branchages entremêlés, lambeaux d'étoffe, barils crevés. Anne-Sophie fronça les sourcils. Pourquoi tant de puanteur au pied d'une si belle église? Était-ce cela la surprise que Paris lui réservait? Au port Saint-Landry, des bateliers avaient allumé un grand feu autour duquel se pressaient des enfants.
- Comment peut-on, prononça Viviane d'une voix blanche, laisser des marmots dehors par un froid pareil? Ne pourrait-on les garder à l'abri? Y a-t-il des chrétiens dans cette ville?

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EAN
9782226245229
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