Le jeu des ombres

Erdrich Louise - Reinharez Isabelle

LGF







Extrait



2 novembre 2007

CARNET BLEU

Maintenant, j'ai deux agendas. Le numéro un, c'est le Mémento Journalier à couverture rouge et cartonnée, semblable à ceux dans lesquels j'écris depuis 1994, quand nous avons eu Florian. Tu m'as offert le premier pour que j'y consigne ma première année dans mon rôle de mère. C'était vraiment adorable de ta part. J'écris dans ce genre de carnets depuis ce temps-là. Ils sont tous cachés au fond d'un tiroir, dans mon bureau, sous un tas de bolducs et de papier cadeau. Le dernier en date, celui qui t'intéresse à présent, je le garde tout au fond d'un classeur métallique plein de vieux relevés bancaires, de chéquiers d'anciens comptes oubliés, le genre de choses que nous nous jurons chaque année de passer à la déchiqueteuse, mais que nous finissons par fourrer dans des dossiers. Après avoir pas mal cherché, je suppose, tu as trouvé mon agenda rouge. Tu t'es mis à le lire pour découvrir si je te trompais.
Le second, que l'on pourrait appeler mon véritable agenda, c'est celui dans lequel je suis en train d'écrire. Aujourd'hui, j'ai pris la voiture pour me rendre à l'agence bancaire de la Wells Fargo, installée dans les beaux quartiers de Minneapolis, sous le Sons of Norway Hall, le centre culturel norvégien. Je me suis garée sur le parking clients, je suis entrée, j'ai franchi deux doubles portes vitrées et descendu un escalier en colimaçon. J'ai tapé sur une clochette de comptoir et une certaine Janice est apparue. Elle m'a aidée à acquérir un coffre de taille moyenne. J'ai payé en liquide pour une année de location et apposé ma signature, trois fois pour vérification, sur la fiche. J'ai pris la clé que Janice m'a tendue. Elle s'est munie de celle qui fait la paire avec la mienne et m'a menée dans la salle des coffres. Une fois le mien extrait de son emplacement dans le mur, elle m'a ouvert un des trois petits cabinets privés, chacun ne contenant rien de plus qu'une étagère fixée à hauteur de bureau et une chaise. J'ai fermé la porte de ma salle privée et sorti ce carnet bleu du grand sac en cuir noir que tu m'as offert pour Noël. Dix ou quinze minutes se sont écoulées avant que je parvienne à commencer. J'avais le coeur qui battait tellement fort. J'étais incapable de dire si ce que je ressentais était de la panique, du chagrin, ou, allez savoir, de la joie.

Dès que le vrombissement de la voiture d'Irène fut englouti par le vacarme continu et assourdi de la ville, Gil se redressa. La serviette dont il se servait pour se protéger les yeux glissa. Il s'allongeait souvent sur le divan de son atelier quand il avait besoin de se reposer les yeux, et il lui arrivait de s'assoupir. Il pouvait dormir là une heure durant, mais le plus souvent il se réveillait en sursaut au bout d'une quinzaine de minutes, revigoré et très étonné, comme si on l'avait plongé dans la fraîcheur d'un ruisseau souterrain. Il s'assit en tâtonnant à la recherche de ses lunettes, qu'il posait parfois en équilibre sur sa poitrine. Les ovales métalliques avaient en effet fini par terre. Il les récupéra, les accrocha derrière ses oreilles. Ses cheveux drus étaient implantés bas sur son front et il les rabattit en arrière, lissa et rattacha sa courte queue de cheval grise. Il s'avança vers le tableau de sa femme et l'observa. Il avait des yeux rapprochés, froids, curieux et sombres. Il pressa la jointure d'un de ses doigts contre son menton. Ses joues maigres étaient mouchetées de peinture jaune.
(...)
--Ce texte fait référence à l'édition






Broché
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EAN
9782253194828
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