Contrecoup. Sur le mariage et la séparation

Cusk Rachel ; Leroy Céline

OLIVIER

Contrecoup

Mon mari et moi nous sommes séparés il y a peu, et en quelques semaines, la vie que nous avions construite a été brisée, tel un puzzle réduit à un tas de pièces aux formes irrégulières.
Il arrive que la matrice du puzzle soit indétectable une fois l'image assemblée; certains maîtres parmi les fabricants de puzzles s'en vantent, mais en général, la découpe est visible. La lumière fait ressortir les rainures à la surface - l'image n'apparaît uniforme que de loin. Ma fille cadette aime faire des puzzles. Pas mon aînée qui préfère bâtir des châteaux de cartes autour desquels tout le monde a ordre de rester silencieux et immobile. Je reconnais dans ces activités des tentatives divergentes pour exercer un contrôle, mais je suis aussi frappée de les voir fournir la preuve qu'il y a plus d'une façon d'être patient et que l'intolérance peut prendre bien des formes. Mes filles accueillent ces variations de tempérament avec un peu trop de sérieux. Chacune reproche à l'autre ses tendances contraires: en fait, je serais tentée de dire qu'elles pratiquent leurs activités respectives comme une forme de dispute. Une dispute n'est qu'un cas urgent de définition de soi, après tout. Et je me suis parfois demandé si ce n'était pas l'un des pièges de la vie de famille moderne: sa gaieté incessante, son optimisme totalement infondé, sa soumission non pas à Dieu ou à l'économie, mais au principe de l'amour, son incapacité à reconnaître le besoin humain de faire la guerre et à se prémunir contre ce dernier.
«La nouvelle réalité» est une expression que je n'ai pas cessé d'entendre durant les premières semaines: des gens l'utilisaient pour décrire ma situation comme si elle avait pu représenter un progrès. Alors qu'il s'agissait d'une régression: les rouages de la vie avaient fait marche arrière. D'un coup, nous n'avancions plus mais nous reculions, vers le chaos, l'histoire et la préhistoire, nous amorcions un retour au commencement des choses puis, plus tard, au temps précédant ce commencement. Une assiette tombe par terre: la nouvelle réalité est qu'elle est cassée. J'ai dû m'habituer à la nouvelle réalité. Mes deux petites filles ont dû s'habituer à la nouvelle réalité. Mais la nouvelle réalité, autant que je puisse en juger, n'était qu'un objet cassé. Elle avait été fabriquée et avait rempli sa fonction pendant des années, mais brisée, elle n'était plus bonne à rien - à moins de parvenir à en recoller les morceaux.
D'après mon mari, j'ai été monstrueuse avec lui. Impossible de lui faire changer d'avis: tout son monde en dépend. C'est l'histoire qu'il se raconte, et dernièrement j'en suis venue à détester les histoires. Si on m'avait interrogée sur ce désastre qui venait de s'abattre sur ma vie, j'aurais répondu en demandant si on voulait entendre une histoire ou la vérité. Je pourrais dire, en guise d'explication, qu'une importante promesse d'obéissance a été battue en brèche. Je pourrais expliquer que quand le roman que j'écris s'engage sur une voie de garage, il finit par partir en quenouilles et s'arrêter, il refuse de s'écrire, m'oblige à revenir en arrière pour détecter les défauts de construction. Souvent, le problème se situe dans le lien entre histoire et vérité. L'histoire doit obéir à la réalité, la représenter, de même que les vêtements représentent le corps. Plus la coupe est près du corps, plus l'effet est plaisant. Nue, la vérité peut se révéler vulnérable, ingrate, scandaleuse. Trop couverte, elle devient mensongère. Pour moi, toute la difficulté de l'existence s'est trouvée dans la tentative de réconcilier ces deux facteurs, à l'instar de l'enfant du divorce qui tente de réconcilier ses parents. C'est ce que font mes enfants qui glissent de force la main de mon mari dans la mienne quand nous sommes tous ensemble. Elles essaient de rendre l'histoire à nouveau vraie, ou de rendre la vérité fausse. Cela ne me dérange pas de tenir la main de mon mari, mais lui n'aime pas ça. La forme n'est plus respectée - et la forme est importante dans les histoires. Désormais, tout ce qui était informe dans notre vie m'appartient. Si bien que cela ne me trouble pas, ne m'ennuie pas de lui tenir la main.


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EAN
9782823600476
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