TEXTES CLES DE PHILOSOPHIE DU THEATRE

Extrait de l'introduction:- Holà, monsieur le philosophe, venez mettre un peu de paix entre ces personnes-ci...- Qu'est-ce donc? Qu"y a-t-il, messieurs?- Ils se sont mis en colère pour la préférence de leurs professions, jusqu'à se dire des injures, et vouloir en venir aux mains.- Hé quoi, messieurs, faut-il s'emporter de la sorte? Et n'avez-vous point lu le docte traité que Sénèque a composé de la colère? Y a-t-il rien de plus bas et de plus honteux que cette passion, qui fait d'un homme une bête féroce? Et la raison ne doit-elle pas être maîtresse de tous nos mouvements?... Ainsi s'exprime le philosophe, lorsqu'il s'aventure sur un plateau de théâtre... Resituons brièvement la scène. Monsieur Jourdain, bourgeois qui rêve de devenir gentilhomme, s'est offert les services de quatre maîtres: un pour la danse, un pour la musique, un pour l'escrime, et un pour... la philosophie. Nous sommes au moment où ce dernier fait son entrée, alors que les trois premiers maîtres en sont pratiquement arrivés aux mains, chacun prétendant que son art est le plus beau ou le plus important... Comment réagit le philosophe face à cette situation conflictuelle, et théâtrale par excellence? - Il prétend régler les problèmes, résoudre les conflits qui opposent les personnages, calmer les passions qui les animent... Bref, il entend se poser en juge parfaitement objectif, et surplomber en quelque sorte la scène: car après tout, «la raison ne doit-elle pas être maîtresse de tous nos mouvements»?On ne saurait sans doute donner meilleure idée du rapport traditionnellement problématique de la philosophie et du théâtre... De fait, s'il y a bien un endroit où il est difficile pour la raison (et pour la philosophie) d'être maîtresse de tous nos mouvements, il s'agit certainement de la scène de théâtre. Le philosophe de Molière va s'en rendre compte malgré lui, très vite vexé par les autres maîtres, et finalement encore plus prompt qu'eux à en venir aux mains...Les auteurs de cette introduction ont aussi eu, de leur côté, l'occasion de s'en apercevoir, en menant de front leur parcours de philosophes et leurs aventures théâtrales. Car ce qui se joue sur une scène de théâtre, que ce soit pour le comédien, ou même pour le metteur en scène, semble opposé, de bien des points de vue, aux préoccupations caractéristiques de la philosophie... Là où le philosophe recherche la vérité, le théâtre joue sur les apparences, la simulation et la dissimulation. Là où le philosophe recherche des normes idéales de bien et de justice pour guider nos actions, le théâtre laisse libre cours à la diversité des points de vue, aux conflits, et au déchaînement des passions les plus cruelles et les plus puissantes. Là où le philosophe recherche une conscience éclairée, assurée de sa propre pensée par des raisonnements et des arguments, le théâtre produit chez l'acteur et chez le spectateur une éclipse de la raison critique pour les soumettre à la possession de l'illusion dramatique. Là où le philosophe s'émancipe de la particularité des apparences pour produire des réflexions abstraites fondées sur des concepts, le théâtre est entièrement tourné vers le travail le plus concret, vers la présence physique des corps sur la scène.Le théâtre n'est donc pas forcément un objet très naturel pour la réflexion philosophique. Et c'est justement pourquoi nous avons trouvé intéressant, et bien vite passionnant, de confronter philosophie et théâtre, ou plutôt, d'exposer ces deux choses l'une à l'autre dans toute leur hétérogénéité, à la faveur des textes réunis dans le présent volume. Il s'agit principalement de textes de philosophes. Mais il nous a paru fort instructif d'y ajouter des textes d'hommes de théâtre, Corneille, Craig, Appia, Artaud, Brecht, qui ont pris la peine de réfléchir «en philosophe» sur leur métier - fût-ce d'ailleurs pour nous inviter à penser, à la suite de Molière, que le philosophe n'est guère à sa place au théâtre..."