Couleur de cendres

Brodrick William - Esch Jean

DES DEUX TERRES

Oh, non, c'est encore lui! pesta Róza.L'avocat avait écrit à Mme Róza Mojewska, dans les règles. Il lui avait téléphoné, tard et tôt. Il avait laissé des messages secs sur son répondeur. Il lui avait adressé d'autres lettres. Il l'avait suivie dans Varsovie, au volant de sa 2 CV bleue cabossée, plaidant sa cause par la vitre baissée. Nullement découragé par les refus constants de Róza, il était carrément venu frapper à sa porte. Il avait exercé une légère pression sur le battant, pendant que Róza poussait de l'autre côté. Il avait réussi à glisser une carte de visite par l'entrebâillement. Et voilà qu'il faisait une nouvelle tentative, en cette fin de dimanche après-midi.- Qu'il aille au diable!Róza avait jeté un coup d'oeil par la fenêtre instinctivement. Elle venait d'avaler d'un trait une petite dose de vodka à l'herbe de bison, ordre de son médecin, et s'apprêtait à rincer le verre quand elle aperçut la voiture garée dans la rue, trois étages plus bas. Conclusion: l'avocat devait être dans l'escalier.- Pas moyen de s'en débarrasser, marmonna-t-elle.Il a apporté un sac de couchage, il ne partira pas tant que je n'aurai pas cédé.Sans même prendre un manteau et sans savoir où elle allait, Róza claqua la porte derrière elle et courut dans le couloir en direction de l'issue de secours qui donnait sur une cour pleine de poubelles et de sacs de déchets entassés. Malgré ses quatre-vingts ans, elle était encore alerte. Tous les jours, elle marchait dans les rues, sans but précis. L'exercice lui permettait de rester en forme. Il brûlait l'énergie des souvenirs cachés. Comme maintenant, alors qu'elle traversait la cour en vitesse et s'engouffrait dans le passage obscur qui reliait son pâté de maisons à un ensemble de logements voisin. Elle longeait le mur, les yeux fixés sur la lumière automnale dans le cadre de béton taché. Un plan prenait naissance dans son esprit... elle allait se rendre en ville et traîner autour du palais de la Culture et des Sciences. Un cadeau des Soviétiques dont elle prenait plaisir à imaginer la démolition. En débouchant dans la chaleur et la lumière, Róza s'arrêta. Des enfants jouaient dans la cour carrée. Deux fillettes faisaient tourner une corde pendant qu'une troisième sautait par-dessus; sa robe blanche, propre et éclatante, volait au vent comme de l'étamine. Un garçon en survêtement assis sur une marche s'ennuyait ferme et broyait du noir; il alternait les conseils et les insultes.- Est-ce qu'ils connaissent votre histoire? demanda la voix. Róza se tourna d'un air las. L'avocat était appuyé contre le mur, les jambes croisées, les mains dans les poches de son jean défraîchi. Il avait gardé ses belles chaussures - Róza était très attentive aux chaussures et aux habits, déformation héritée de la vie à l'orphelinat, ce monde inoubliable de vêtements de seconde main informes et de coudes rapiécés - et elles n'étaient toujours pas cirées.- Ils ont besoin d'entendre ce que vous avez à dire.- Allez-vous enfin me laisser tranquille? demanda la vieille femme, sans hausser le ton.- J'en doute. (L'avocat ne sourit pas, mais sa bouche esquissa un rictus de compassion.) Tous les autres sont décédés. Il ne reste que vous. Vous seule savez ce qui s'est passé dans cette prison. Vous seule pouvez réparer les injustices de cette époque.

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EAN
9782848931388
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