Ushio Amagatsu. Des rivages d'enfance au buto de Sankai Juku

Amagatsu Ushio - Iwaki Kyoko - Dumais-Lvowski Chri

ACTES SUD

DEPUIS LA PLAGE DE YOKOSUKA.

Lorsque je déroule le fil de ma mémoire, je me retrouve toujours sur cette plage. Une plage paisible et belle qui s'étend devant ma maison natale. Je me revois en train de m'amuser à taper dans l'eau en éclaboussant partout. Dans ces moments-là, enfant, me venaient souvent à l'esprit des questions improbables, sans réponse possible. Pourquoi suis-je incapable de poursuivre mes pas depuis la terre ferme jusque sur l'eau? Pourquoi l'eau est-elle plus lourde que l'air, pourquoi ai-je une étrange sensation d'oppression rien qu'en plongeant la main dans l'eau? Lorsque je fouille dans ce paysage originel ancré au fond de moi, les souvenirs qui accompagnent ces étranges sensations corporelles ressuscitent dans toute leur plénitude.
Mon père dirigeait des sous-stations électriques et, jusqu'à mes seize ans environ, j'ai été ballotté avec ma famille dans différentes petites villes proches du bord de mer. Pourtant, même si mes yeux ont parcouru toutes sortes de mers, ce qui reste à jamais gravé dans ma mémoire, inextinguible, c'est bien la vision de celle qui s'étale au pied de la ville où je suis né. Cet endroit-là, c'est Yokosuka, une simple ville de pêcheurs; en 1949, année de ma naissance, l'odeur de suie de l'après-guerre était toujours aussi prenante. A voir l'énergie débordante des gens qui faisaient tout leur possible pour échapper à ce relent tenace, la vigueur des pêcheurs qui s'acharnaient chaque jour à gagner leur vie, on peut dire que la ville entière était remplie d'une vitalité des plus primaires. Dans cette petite ville de province, je vivais avec mes parents, un frère de deux ans mon aîné et une soeur de huit ans ma cadette; je ne saurais dire pourquoi je ne garde au fond de moi que de très vagues souvenirs de jeux avec mon frère et ma soeur. Certes, je me souviens de ces moments où je m'amusais avec eux, mais ce qui reste nettement ancré en moi, ce sont surtout les sensations éprouvées lorsque je me retrouvais seul face à la nature, ou le souvenir de ce moment où j'avais vu l'eau pour la première fois.
Quelques années plus tard, je découvrais ce passage d'un poème d'Arthur Rimbaud:

Elle est retrouvée.
Quoi? - L'éternité.
C'est la mer allée
Avec le soleil.

Aujourd'hui, si j'ai totalement oublié le contexte de ce poème, j'ignore pourquoi seuls ces quelques vers restent profondément ancrés au fond de moi, mêlés à mes souvenirs d'enfance. En effet, comme aucun élément ne venait s'interposer sur le rivage, je pouvais embrasser tout le paysage, jusqu'à la ligne d'horizon. Ainsi, chaque jour, quoi qu'il arrive, je voyais le lever et le coucher du soleil. L'enfant que j'étais ressentait le mouvement répété de ce soleil qui se mêlait à la mer, cette évidente continuité, toujours renouvelée, comme une "éternité" qui jamais ne s'achèvera. J'éprouvais cette sensation indicible qui avait pénétré tout au fond de moi, selon laquelle le rythme du lever et du coucher du grand luminaire était enchaîné au cycle de la vie et de la mort des hommes...

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EAN
9782330019112
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