La Perfection

Baechler Jean

HERMANN

Extrait de l'introduction

L'espèce humaine est génétiquement libre, au sens où l'humanisation n'est pas le déroulement d'un programme inné, mais le résultat d'un apprentissage effectué au sein de cercles culturels tout au long de la vie. L'expression directe et la preuve de la liberté humaine sont la culturalité et l'historicité, le fait conjoint que les humains sont les producteurs et les produits d'histoires et de cultures, car ainsi le veut leur nature définie par des virtualités. Celles-ci posent à l'espèce et à ses représentants des problèmes à résoudre. À cette fin, ils sont équipés par le vivant de tout ce qui est indispensable à la résolution des problèmes, par le recours à l'agir, au faire et au connaître. L'espèce est libre, finalisée et rationnelle, car le vivant a fait surgir de l'évolution une espèce non-programmée, problématique et appliquée à résoudre ses problèmes. Homo est, de nature et de fondation, agens, faber et sapiens, parce que sa liberté le place sous la contrainte d'avoir à inventer son humanité, à la soutenir et à lui trouver une destination.
Une espèce libre et problématique est nécessairement faillible et défaille inévitablement dans la poursuite de ses fins et dans la mise en oeuvre des activités appropriées. En effet, la capacité des contraires est logiquement impliquée par la liberté, car les humains seraient programmés et non pas libres, s'ils ne pouvaient agir que bien, connaître que juste et faire qu'utile, sans jamais tomber dans le mal, le faux et le nuisible. Cette capacité est inexorablement exploitée, du fait que l'agir est soumis à l'incertitude des circonstances et des conséquences, que le connaître est une exploration toujours en cours, dont les individus n'ont jamais qu'une vue très partielle, et que le faire est condamné à la décrépitude et à l'obsolescence. De ce fait, la rationalité appliquée à la finalité échoue toujours, la condition humaine est disgraciée de fondation et l'imperfection sa marque originelle. Mais l'imperfection n'a de réalité et de sens que par rapport à la perfection, qui serait effective, si tous les problèmes humains trouvaient leurs solutions objectives, c'est-à-dire si toutes les fins de l'homme étaient atteintes par le concours d'efforts individuels et collectifs couronnés d'un plein succès. La perfection est première et l'imperfection seconde, car la conjecture serait absurde que le vivant ait pu sélectionner une espèce appliquée à mal résoudre ses problèmes et justifiée par ses imperfections. La logique et le bon sens inspirent la vision contraire d'une espèce aspirant à la perfection de ses accomplissements et empêchée de l'atteindre par sa liberté et par la difficulté de la tâche.
La perfection et l'imperfection sont liées conceptuellement, mais elles n'ont pas le même statut. L'imperfection infligée à l'espèce par sa liberté lui pose un problème, dont la perfection est la solution, de même que la conflictualité lui fait rechercher la paix par la justice pour éviter la lutte à mort et que la rareté des ressources induite par l'ouverture des besoins lui pose un problème d'ajustement, dont la solution à inventer consiste dans la prospérité procurée par l'appropriation réciproque des biens et des ressources. La prospérité et la paix juste sont des fins de l'homme, en tant qu'elles résolvent deux problèmes impérieux de survie. D'autres fins sont de destination, qui procurent à l'existence humaine un sens et une justification, que ce soit le bonheur ou la béatitude. La perfection est une fin de l'homme, au même titre de solution d'un problème fondateur de l'humain, en l'occurrence un problème de survie. Si, en effet, les humains ne consacraient aucun effort à la perfection, l'imperfection triompherait absolument et la faillite frapperait toutes les solutions de tous les problèmes. L'espèce n'y survivrait pas, à supposer qu'une espèce aussi mal conformée ait pu apparaître dans l'arborescence du vivant. La perfection comme fin est au service de toutes les fins de l'homme, puisque toutes exigent, du fait de la faillibilité, des efforts de perfectionnement, pour prévenir que l'imperfection ne les ruine entièrement. Elle est une fin de service, mais son service est si pressant qu'elle doit occuper, dans l'architectonique des fins de l'homme, une place décisive.

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EAN
9782705680084
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