Epistémè baroque : le mot et la chose

Vuillemin Jean-Claude

HERMANN

Extrait du prologue

[...] on ne se fait pas en quelques jours à cette transposition, sinon de regarder les bruits, du moins d'écouter avec les yeux.
M. Proust, Le Côté de Guermantes (II, p. 307).

Écouter avec les yeux. La nature de ce stratagème astucieux, imaginé par la grand-mère du jeune Marcel pour dissimuler à sa famille et à ses proches une surdité inopinée lors de son ultime maladie, relève d'une coquetterie que d'aucuns pourraient qualifier de baroque. Toutefois, en dépit de son efficacité pragmatique et de la pertinence de son affiliation esthétique présumée, cette prothèse auditive d'un genre inédit ne facilite pas davantage l'intelligibilité du phénomène baroque qu'elle ne parvient à tromper le narrateur de la Recherche. Et cela pour deux raisons, au moins. D'une part, parce que les spécialistes du Baroque savent qu'en la matière l'imagination le dispute souvent au regard et, d'autre part, plus fondamentalement, parce que «baroque» signifie plus ou moins tout et son contraire. C'est d'ailleurs un lieu commun de prétendre que le Baroque ne saurait admettre de définition parfaitement assurée. «Sa définition veut qu'il soit rebelle à la définition», décréta jadis Jean Rousset, l'un de ses plus éminents connaisseurs (Littérature de l'âge baroque, p. 240). Selon Rousset, il serait même du génie du Baroque de «s'évanouir sous la prise et de réapparaître, tel Protée, sous une forme nouvelle» (ibid.). Telle était déjà l'opinion de Werner Weisbach en 1941 pour qui le style baroque, «in all its variety, admits no définition» (Spanish Baroque Art, p. 3). Après bien d'autres, Jeanyves Guérin affirme à son tour que la notion de Baroque est «fuyante, efflorescente, protéiforme» et conclut qu'il est par conséquent «malaisé de l'enfermer dans une définition discursive» (Audiberti et le Baroque, p. 24).
A l'image des motifs récurrents de la poésie estampillée «baroque»: rêveries désordonnées, eaux jaillissantes, flammes et fumées improbables, bulles et lucioles précaires, nuages en mouvement, etc., le dynamisme caractérisant ce prétendu Baroque ferait que celui-ci se dérobe sans cesse à la rigueur postulée du discours analytique et à sa visée totalisante. Aucune définition n'est en tout cas parvenue à rendre compte de façon satisfaisante de la nature d'un phénomène qui, en définitive, participe peut-être moins de la conceptualisation que de l'expérience, moins du tangible que d'une manifestation de l'imaginaire. Il n'est d'ailleurs pas rare que les théoriciens du Baroque, à commencer par Jean Rousset pour qui la révélation baroque fut «une sorte de coup de foudre» (Littérature de l'âge baroque, p. 7), fassent état d'une rencontre passionnelle et décisive avec ce qui allait devenir leur objet d'étude privilégié. Dans la préface de Du Baroque, Eugenio d'Ors retrace une espèce de cristallisation amoureuse qui, de lectures en musées, d'excursions en méditations, le conduisit jusqu'à l'abbaye de Pontigny où, en août 1932, il dévoila sa version du Baroque. «Ce livre», confesse d'Ors dans l'incipit, «est un roman, un roman autobiographique: aventure d'un homme qui s'éprend lentement d'une idée». De même, c'est à un «mythe personnel» que Christine Buci-Glucksmann identifie le «rapt baroque» (p. 16) qui allait la conduire à La folie du voir (Galilée, 1986).
Réfractaire à tout esprit de système, sinon par nature du moins par décret péremptoire de ses herméneutes, et rebelle à une définition réductrice parce que nécessairement totalisante - «To define is to limit» (Wilde, Dorian Gray, p. 162) -, le Baroque échappe aussi, nous le verrons, à une étymologie fiable et univoque. Si le recours fréquent à des guillemets prophylactiques allant souvent de pair avec l'utilisation du terme permet d'éluder la réflexion, il ne saurait en tout cas dénouer une problématique dont l'une des composantes semble relever de l'inachèvement, du fantasme onirique, de la liberté. Le «génie» du Baroque, prétend Gérard Genette, est «syncrétisme, son ordre est ouverture, son propre est de n'avoir rien en propre et de pousser à leur extrême des caractères qui sont, erratiquement, de tous les lieux et de tous les temps» («D'un récit baroque», p. 222). Que représenterait, en effet, une définition ou un dénombrement du Baroque, si ce n'est précisément ce à quoi paraît vouloir échapper le phénomène: un étiquetage et un enfermement? «Donner un nom», avertit Jacques Derrida, «c'est toujours, comme tout acte de naissance, sublimer une singularité et la livrer à la police» (Glas, p. 13). Certes. Toutefois, même s'il n'est pas exclu que l'un des intérêts du Baroque puisse résider dans l"«impossibility of its définition», comme le revendiquait Paul de Man à propos de la théorie littéraire («Résistance to Theory», p. 3), ou dans ce type d'imprécision que Paul Veyne accordait aux concepts historiques, qui «permettent de comprendre parce qu'ils sont riches d'un sens qui déborde toute définition possible» (Comment on écrit l'histoire, p. 89), il n'en demeure pas moins qu'au pays de Descartes ce flou conceptuel fertile à toutes sortes de contresens n'a certainement pas joué en faveur d'un terme mis aujourd'hui à toutes les sauces."

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EAN
9782705684488
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