Walter Benjamin. Les maisons oniriques

Teyssot Georges

HERMANN

Dans son célèbre texte sur Auguste Rodin, Rainer Maria Rilke note que dans l'Homme au nez cassé, le sculpteur donne forme à un visage mobile «plein de mouvement, plein de mobilité inquiète et de ressac [Wellenschlag].» L'art de Rodin s'écarte des canons classiques, lesquels avaient privilégié l'immobilité monumentale, marquée par la Gravitas. Dans la mesure où, «il n'y avait que du mouvement dans la nature [...]», un art voulant «donner de la vie une interprétation scrupuleuse [...] n'avait pas le droit de faire de cette immobilité [...] son idéal.» Même dans les civilisations très anciennes, favorisant les gestes hiératiques, il était possible de discerner la Celeritas, c'est-à-dire «le frémissement de surfaces vivantes, comme l'eau dans les parois du vase». De même, dans les effigies de dieux silencieux et inabordables, «[...] il y avait un geste qui, comme un jet d'eau, jaillissait de la pierre, puis y retombait en l'emplissant de nombreuses vagues». Telle une fontaine, comme une source, le geste surgissant de la pierre redescendait pour y déferler en vagues innombrables.Dans la vision du sculpteur, c'est l'univers en mouvement qui est capturé, pétrifié, cristallisé. Que se soit déjà avec l'hiératisme lapidaire de l'art archaïque, ou (d'autant plus) avec la pierre fluide du Modem Style, tout renvoie à l'onde, à la vague cyclique, symbole de vie et de mort et image de l'alternance des substances. Cette métaphore de la vague déferlante saisit bien le vouloir artistique (le Kunstwollen d'Alois Riegl) exprimé par l'Art Nouveau et le Jugendstil, qu'un auteur comme Rilke connaissait bien, puisqu'il avait donné un compte-rendu, intitulé Die neue Kunst in Berlin, à l'occasion de la réouverture de la galerie d'art Keller & Reiner à Berlin à la fin de juillet 1898, publié dans la Wiener Rundschau, où il commentait les meubles de Henry van de Velde: «[...] tout est en bois clair, tout est léger, calme, sain. Tout mouvement est une grande houle, une compensation rythmée entre charge et force. [...] Le mouvement oscille comme sur des articulations solides. [...] Chaque ligne vit sa vie jusqu'au bout';». Un tel équilibre entre calme et effort permet à l'artiste de restituer une unité qui doit concilier les éléments disparates de l'oeuvre d'art.Ce thème était déjà apparu dans les Notizen zur Melodie der Dinge [«Notes sur la mélodie des choses»], datées de 1898 mais non publiées, où le poète, devenu théoricien à la recherche de la mélodie vitale dans les choses et dans les formes, énonçait: «[...] il faut avoir extrait des tumultes grondants de la mer le rythme de la vague et dégagé de l'entrelacs confus des paroles quotidiennes la ligne vivante qui porte les autres». Pour le poète, plus que toute autre conception du monde (religieuse, scientifique ou métaphysique), l'art concrétise la vie sous la forme d'une longue ligne qui est «peut être la portion d'une circonférence qui prend l'aspect d'une droite parce que son rayon est infini».

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EAN
9782705683382
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