HILDEGARDE DE BINGEN LA PUISSANCE ET LA GRACE

TANCREDI, LUCIA

NOUVELLE CITE

Je vis le jour au déclin de l'été. Ma mère Mechtilde était convaincue que l'obscurité allait venir bien vite avec la pluie, en cette année plus froide que jamais. Elle était déjà vieille.
Neuf grossesses l'avaient éreintée dans son corps et dans son âme. Lorsqu'elle parlait son visage devenait anguleux. Elle avait des mains petites et inertes, qui ne savaient pas tenir un bébé dans les bras pour le réconforter. Même ses cheveux avaient perdu toute viridité, sortes de fils de lin sans couleurs qui étaient au toucher comme le duvet des petits oiseaux de passage. J'aurais aimé caresser ces cheveux, mais elle ne me laissait pas faire. Elle disait qu'elle avait déjà assez donné. Elle éprouvait les mêmes ressentiments que peuvent nourrir certains travailleurs qui estiment qu'ils n'ont pas été payés suffisamment. Elle ne souriait jamais. D'ailleurs elle ne pleurait pas non plus, comme si elle avait avalé toutes ses larmes ou qu'elle les avait cousues sous sa peau, et ses yeux avaient bien du mal à s'ouvrir sous leurs membranes gonflées.
Mon père Hildebert de Bermersheim était une divinité tortueuse et distante.
Il possédait de nombreuses terres aux environs d'Alzen, dans le comté de Sponheim, mais sans avoir le titre de baron. Les barons le traitaient toutefois comme leur égal et enviaient ses chevaux provenant d'une race de Morée, et qui portaient une crinière cuivrée. Les cheveux de mon père étaient du même rouge que la terre de ses chevaux, et contrairement à ceux de ma mère, ils n'étaient pas encore blancs.
C'était un homme au tempérament sanguin, à l'humeur chaude et avide de vivre. Ma mère qui était, au contraire, mélancolique, au sang lent et muqueux, avait eu sur lui le même effet qu'un linge mouillé peut avoir sur la peau vive. Je les ai rarement vus ensemble. Mon père était occupé à la chasse et il parcourait ses terres en long et en large, en se faisant baiser le manteau par ses métayers. Il n'était pas orgueilleux, pourtant.
Il savait qu'au-dessus de lui se trouvaient le roi Henri, l'archevêque de Mayence et un Dieu dont il se sentait le sujet. Il ne connaissait ni le nombre ni le nom des serviteurs de sa maison.
Quant à la destinée de ses enfants, il considérait qu'il avait fait ce qu'il fallait: parmi ceux qui avaient survécu, l'un était chanoine à Mayence, un autre à Thaley, et l'une était moniale à Saint-Disibod.
Il aurait pu me trouver aussi une situation. Mais il n'aimait pas m'avoir dans ses pattes avec mon bavardage.
Peut-être parce qu'on lui avait dit que j'étais de constitution fragile et que je ne dépasserais probablement pas la pueritia. Mon père n'aimait pas les malades. Les blessés et les estropiés se tenaient loin de notre porte. C'est peut-être pour cela qu'il ne me regardait pas, mais on ne pouvait pas lui en tenir rigueur: quel adulte regarde les enfants?
Un jour, pourtant, il fut pris de fièvre. Il s'agitait dans son lit comme s'il voulait attraper des mouches. Je le veillai durant ces jours-là, en lui baisant les mains et en caressant ses cheveux aux reflets cuivrés qui avaient une odeur différente de celle de ma mère ou de la nourrice. Comme si l'odeur de ce père me parlait d'un ailleurs que je ne connaissais pas, puisqu'on me gardait toujours enfermée à la maison à faire la malade, blottie au calme, à l'abri du sang.


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EAN
9782853136822
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