Les fruits poussent dans les arbres

Sampiero Dominique

FLAMMARION

Ciel en impasse Sur la grand route entre Bavay et Le Cateau, une légende raconte qu?un homme a traîné sa femme par les cheveux, au cul de son cheval au galop. Ici, l?histoire n?impressionne personne. C?est un pays ébouriffé en haut, tout nu en bas, avec des arbres droits comme des I. L?air vire du gris au blanc en se frottant à la paille des vieilles haies: on dirait une porcelaine accrochée sur la cheminée, une auréole achetée à la brocante. Un peu de terre mange la route, lui dessine des hanches, des poitrines et des épaules de naïades qui attirent les voitures au fossé.
Transis derrière leur radar, les gendarmes vous arrêtent à cinquante-sept kilomètres heure, histoire de faire un brin de causette. Les sentiers, sillonnés jadis par des douaniers en bicyclette pourchassant les blauwers, passeurs de dentelle, fraudeurs de café, alcool, tabac et chocolat blanc, s?enfoncent aujourd?hui en circuits touristiques fléchés vers la Belgique, dans des pubis de verdure jaillissant à contre-ciel pour reprendre souffle: on dirait que les talus respirent. De vieilles passerelles enjambent les voies ferrées qui servent de garage aux tracteurs. On ne sait pas si le vent pousse les nuages ou si l?horizon les attire pour les bouffer. Aux Quatre Chemins, l?horizon est vaste. Les panneaux pointent leur flèche dans le vide, le néant, l?éternité, avec des noms de villages incongrus: les câbles tendus entre les poteaux rassurent à peine.
À un deuxième carrefour, un Christ rouille sous les averses devant une grille fermée par un vieux cadenas. Les pointes de la barrière sont acérées. Le jour des poubelles, chacun étale ses déchets sur les trottoirs. Des éboueurs bleu pâle, aux épaules et aux jambes jaune fluo, passent une fois par semaine et font le ménage: on devine la vie des habitants dans le fouillis de la benne. Du plus sage au plus débridé. Les SERTIRU rondes et ventrues, alignées comme des cercueils noirs, ne laissent rien filtrer. Les sacs noués d?une petite ficelle rose donnent envie de les emporter. Les débordantes et les éventrées parlent de couches- culottes et d?enfants qui braillent dans des familles allocations familiales. Les chiens viennent lécher la merde et les petits pots carotte. Tous les bistrots s?appellent CAFÉ DU COMMERCE.
On y entasse autant de tickets de jeux que de cadavres de bibine. Entre les étiquettes Jenlain, Goudale, Bière des Jonquilles, la photo du patron trône au-dessus du bar sous un plexi doré: il pose au bras de sa femme, à côté des derniers gagnants du Millionnaire. En habits du dimanche, on ne les reconnaît pas. Des enfants emmitouflés achètent, en courant, des Marlboro pour leurs parents. Le chat blanc se sauve par la porte entrouverte. Les églises ne sont jamais loin de ces lieux de débauche. Les femmes papotent à la messe les jours de baptême et de confirmation. Aux mariages et aux enterrements, les hommes dépensent l?argent de la quête en genièvre et en ambrée des Flandres pression. Mairie, École, Salle des fêtes désignent les autres baraquements de la culture. De temps en temps, la cloche rassemble les gens cachés derrière leurs rideaux.
Les cabines téléphoniques sont entières, indemnes de tags et de graffitis. On dirait qu?elles sont neuves mais elles sentent l?urine.
Huile Labo. Pastilles Valda, respirez mieux! La vraie vie, c?est Auchan! Le censier a vendu un mur de la ferme en déficit pour un peu de pub. À trois cents mètres, pente à 6 %. Utilisez votre frein moteur. Use your engine braking.
Plus loin, British Cemetery. Puis, Sandwiches Américains, Boissons fraîches, Pains Bagnats, Hamburgers, en majuscules sur une voiture qui brille comme un plat inox. Des panneaux tricolores annoncent des feux de circulation invisibles. Les châteaux d?eau dressent des entonnoirs pour les rivières.
Café restaurant, Le Pendu. Parking à 1 500 mètres. Les voitures zigzaguent sur des triangles, pluie, boue, chutes de betteraves: dans les champs, à perte de vue, pas un arbre pour pisser ou graver le nom d?une amoureuse. À l?horizon pousse la mauvaise herbe des clochers. On entre dans le village par surprise. Après la rue d?En-bas et la rue du Calvaire, une vierge sale porte un ange dans sa main gauche et regarde en souriant les enfants morts pour la France. Un soldat sans casque dort blessé à ses pieds. Un panneau impasse annonce une ruelle qui aboie sur un sens interdit.
Appuyée à un poste de transformation haute tension, danger de mort, accessible au personnel autorisé, l?église de 1734 ouvre ses portes uniquement au moment des offices, à cause des brocanteurs qui revendent les saints en bois fruitier.
Sur la façade est placardé un imprimé dont on a rempli les cases vides:
Vous êtes priés d?assister aux funérailles de Mademoiselle Gisèle Carlier, rappelée à Dieu dans sa 53ème année après avoir reçu les sacrements. La messe des funérailles sera célébrée le jeudi 4 janvier à 15 heures. Le chapelet des défunts sera récité le mercredi 3 janvier à 19 heures. La famille ne désire pas de visites. Miséricordieux Jésus, donne-lui le repos éternel! Au loin, un coin de ciel bleu troue le plomb des nuages.
À trois pas de l?église, à mi-pente de la petite ruelle basculant au fond de l?impasse en voie herbeuse, à cent mètres du chemin de l?enfer qui s?éteint dans le ruisseau puis remonte vers le clocher du village mitoyen, Thérèse parle avec les morts, les saints et les anges comme avec des voisins.
Les hirondelles, même chose. Quand la famille lui rend visite, les langues sifflent: T?es bien au frais, là, pour ta retraite, entre deux bénitiers! Elle sourit.
La petite maison où elle vivote, de briques et de broc, toujours en travaux, avec un grand portail bleu nuit, ouverture électrique, niche au c?ur d?un village qui porte le même nom qu?un préhistorique député du Nord, là où aboutit le dérisoire panneau « centre-ville ». Le couloir est squatté par deux nids de salive, petites boulettes de terre brune patiemment malaxées sous une poutre.
Au printemps, Thérèse attache la fenêtre de la porte d?entrée avec enne fichelle. Et les arondelles viennent couver. C?est salissant mais c?est pas grave: Thérèse nettoie. Elle décape ses boiseries à l?hiver, pour que l?odeur ne gêne pas les oisillons.
? Comme ça, j?ai des oiseaux à la maison. Un jour, j?ai laissé la porte du salon ouverte. Ils ont commencé un deuxième nid, mais là j?ai dit non, je vous donne le couloir, ça suffit! Le « salon » est meublé sobrement, avec une belle lumière aux couleurs du jardin. Thérèse débarasse la minuscule desserte en osier et verse du café noir dans des tasses en porcelaine de Limoges, Mory Tellier, Caudry, sur un plateau en plastique orné de trois iris, gagné en prime à l?époque où elle travaillait à Stanhome, société de produits d?entretien ménagers à domicile. Au fond à gauche, penchée à la fenêtre, offerte par Gérard, l?aîné, sa femme Françoise, Philippe n° 3 ? les deux autres, elle ne les voit jamais ? Ginette, Sylvette, les filleuls et nièces à qui Thérèse récite le nom des étoiles lorsqu?ils sortent tard de chez elle et qu?il n?y a pas d?éclairage dans la rue, une lunette astronomique Celestron dans sa housse de protection: Je ne m?en sers pas, les réglages sont compliqués, quand je suis prête, les astres ont disparu derrière les nuages ou la buée voile les lentilles à cause des différences de température, alors il faut attendre une autre lunaison et c?est trop long, je préfère regarder aux jumelles.

18,30 €
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EAN
9782080681812
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