Les sables de Jubaland

Extrait

Rec

Je m'appelle... On s'en fiche de mon nom. Je viens d'activer la touche «rec», j'attends. Allez, maman, réveille-toi s'il te plaît. Elle perd la tête, me dit-on à l'hôpital. Quand ça va mieux et qu'elle me reconnaît, on me dit : ça s'aggrave, c'est la fin... Elle est usée, de l'eau dans les poumons, le coeur a trop battu. Ses jours sont comptés, ne vous éloignez pas monsieur. M'éloigner ! J'ai rayé sans regret le prochain mois d'un calendrier chargé, Londres, Kigali, Berlin, Stockholm et j'en passe... Mon calendrier, c'est maman, chambre 207. Les infirmières la pomponnent à mon intention, jersey mauve à rubans, douillette bleu roi. On serait presque heureux sans le tic-tac du monitor et les perfusions. Je m'assoupis dans le fauteuil bien des fois. Lorsqu'elle se met à parler, elle n'arrête plus. Et si j'ai le malheur de poser une question, elle se rendort aussitôt. J'ai mauvaise conscience en m'éclipsant le soir venu. Mon chauffeur soupçonne un alibi d'amateur, quelque cinq à sept prolongé. Rien qu'aux plis sur sa nuque je devine son mépris. Ma carrière en souffre, j'imagine, minable souffrance d'ambition dans un monde où la vraie douleur est hôpital, hospice, pénitencier. Entre nous, la touche «rec» est aujourd'hui ma dernière ambition. J'ai tellement voulu savoir qui j'étais avant d'être moi, ce moi par accident, né de mère inconnue. Ce moi toujours seul derrière ses mots pour rire et ses rubans d'honneur. De cette femme qui ne veut plus s'alimenter, me dit-on, plus respirer, j'ai besoin de naître encore une fois. Parle, maman... Bientôt ma mère s'éteindra et rien ne sera comme avant. U me suffira d'activer la touche «play» pour entendre sa voix chuchoter mon histoire, ma longue histoire envolée comme...