Comment trouver l'amour à cinquante ans quand on est parisienne (et autres questions capitales)

Morin Pascal

ROUERGUE

Il fallut mettre le cercueil sur la tranche. Il ne passait pas, à l'horizontale, par la porte de l'emplacement maçonné qui lui était réservé, dans la haute paroi d'alvéoles de béton de la «section des indigents» du cimetière. La défunte était tellement grosse.
Catherine Tournant, debout, sérieuse et vêtue de noir, se trouva saisie par l'horreur de la situation. Elle qui, quelques secondes plus tôt, ironisait mentalement sur le décès de Sylvia Jackowska, mère de son élève Natacha, se fit une image trop précise de l'intérieur de la boîte pour rester détachée. Aussi arrêta-t-elle le flot de pensées cyniques qui affleuraient à son esprit. En d'autres circonstances, elle se serait abandonnée à formuler une remarque lapidaire à l'encre rouge dans la marge de la scène qu'elle était en train de vivre. Elle aurait laissé libre cours à cette pure manifestation de sa déformation professionnelle. Mais, ce jour-là, elle ne se le permit pas.
«Ça m'écoeure!» se disait de son côté Natacha Jackowska. Sa mère ne reposerait donc pas comme un gisant, allongée sur le dos, les mains jointes sur le ventre. Non, la position serait humiliante pour l'éternité. Sa mère, de toute façon, n'avait jamais été comme tout le monde. Elle était énorme. Un phénomène. Le cercueil, de la plus grande taille disponible dans les stocks municipaux, était plein de son corps, non pas comme un lit, mais comme un baquet. Et Natacha Jackowska avait cette vision en tête. Sa mère liquide. Emplissant le cercueil jusqu'au couvercle, heureusement étanche, jusqu'aux rebords, comme une terrine trop grasse. Sa mère, dans la mort même, était une marginale. Elle le savait depuis toujours. Dès son enfance, elle l'avait compris. Et Natacha Jackowska, élève de terminale littéraire au lycée Saint-John-Perse d'Aulnay-sous-Bois, où elle trimait pour de maigres résultats, oui, Natacha Jackowska, fille de cette émigrée polonaise étouffée par son propre corps devenu difforme, orpheline désormais depuis soixante-douze heures, esquissa, pour la première fois depuis longtemps, un sourire.
Catherine Tournant le remarqua. Elle se demanda ce qui pouvait, en un instant pareil, en être la cause. Malgré l'aide concrète qu'elle lui avait apportée, en l'accompagnant à la mairie pour faire les démarches auprès des services funéraires et en lui arrangeant un rendez-vous avec une assistante sociale, elle ne s'était pas véritablement intéressée à Natacha Jackowska. Elle s'en fit mentalement le reproche: «Dois être plus attentive aux autres.» Et puis, elle était bien décidée à savoir ce qui amusait la jeune fille, au milieu de tant de misère.
Natacha Jackowska se ressaisit sur-le-champ et reprit le visage impassible d'enfant triste qu'elle avait toujours porté comme un masque. Elle était majeure depuis deux mois déjà. Elle avait eu dix-huit ans en juillet. Elle avait redoublé son CM2, mais jamais depuis. C'est toujours de justesse qu'elle était passée dans la classe supérieure et elle n'avait pas intégré la filière littéraire par choix mais par calcul: elle était totalement nulle en mathématiques et elle parlait le polonais. Deux raisons qui avaient convaincu ses professeurs de la pousser dans cette voie dont elle ne voyait pas l'intérêt. Elle n'aimait pas lire, pas écrire, et elle ne supportait les interminables cours de philosophie qu'en se réfugiant dans un monde fantasmé de liberté absolue et de règlements de comptes violents, toujours muette et lisse, effacée. Elle ne comprenait pas très bien pourquoi Catherine Tournant s'occupait d'elle.

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EAN
9782812604690
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