Au fondement des sociétés humaines. Ce que nous apprend l'anthropologie

Godelier Maurice

FLAMMARION

Extrait de l'introduction:

A quoi sert l'anthropologie?

C'est au cours d'un débat qu'est né le projet de ce livre. J'avais été invité à prononcer un cycle de quatre conférences par l'université de Virginie, les fameuses «Page Barbour Lectures». C'était en 2002.
Deux groupes s'opposaient: les uns affirmaient qu'ils ne croyaient plus ou pas qu'on puisse encore accorder un quelconque «crédit» scientifique, attribuer une «autorité» particulière aux analyses et aux écrits des anthropologues, mais pas davantage à ceux des historiens, orientalistes, etc., qui enseignent dans les universités de l'Occident; les autres invoquaient les hauts faits de l'anthropologie, tels la découverte et l'inventaire des divers systèmes de parenté connus à nos jours, et maintenaient que cette discipline ne pouvait être regardée comme un pur auxiliaire de l'expansion et de la domination de l'Occident sur le reste du monde, mais comportait, dans ses méthodes et dans ses résultats, des éléments qui faisaient d'elle une discipline «scientifique» à part entière, même si son degré de scientificité était modeste comparé à celui des sciences de la nature.
Ce genre de débat n'était pas vraiment nouveau. En anthropologie, on avait même pris l'habitude depuis la fin des années 1980, quand Marcus, Fischer, Clifford, Rabinow, Tyler et un certain nombre d'autres avec eux, ou après eux, exhortaient, dans leurs écrits, leurs collègues à prendre une conscience «réflexive» et critique de leur discipline, à la «déconstruire» dans ses moindres recoins et à inventer une nouvelle manière de la pratiquer, «a New Ethnography», disait-on, d'en communiquer les résultats, cette façon «plurivocale» d'écrire qui laisserait entendre beaucoup d'autres voix que celle de l'ethnologue qui, désormais, ne revendiquerait aucune autorité particulière dans l'interprétation des faits rapportés. Ceux-ci, aux yeux de certains, ne pouvaient et ne devaient plus être «re-présentés» mais seulement «évoqués» - et si possible poétiquement. À cette frontière, anthropologie et littérature se fonderaient l'une dans l'autre pour produire des sortes de récits-fictions. Dans le flot de ces appels à une nouvelle ethnographie et à la déconstruction générale de l'ancienne, d'autres figures emblématiques furent également convoquées afin qu'elles apportent le poids de leur autorité: leurs voix venaient d'outre-Atlantique bien qu'elles eussent pour noms Lyotard, Derrida, Foucault, Deleuze, Baudrillard, Ricoeur..., dont un corpus de citations, accolées pêle-mêle, constitue aux Etats-Unis ce qu'on appelle la «French Theory». Celle-ci est, en effet, une invention purement américaine. En France il n'existe pas de «French Theory». Il existe des penseurs - Lyotard, Foucault, Derrida, entres autres - qui ont produit, à partir des années 1970, des oeuvres singulières, qui ont, à plusieurs reprises, changé de paradigmes théoriques, qui se sont à l'occasion profondément opposés entre eux (tels Foucault et Derrida) et unis à d'autres moments, et dont l'influence, une fois les effets de mode épuisés, ne fait pas d'eux des gourous ou des visionnaires éclairant le champ tout entier de la pensée mais des penseurs utiles à ceux qui s'attachent à éclairer tel ou tel aspect de la réalité, tel ou tel champ de problèmes. Bref, la France produit et exporte de nombreux et brillants penseurs, mais, sur place, elle les consomme le plus souvent avec mesure et pragmatisme et ne laisse en général aucun d'entre eux occuper toute la place.

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EAN
9782081231252
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