Dragon ; Le Songe de la vie ; Le Public ; Speech sur le théâtre ; Jeu et théorie du duende

Garcia Lorca Federico ; Aguila Luis del

L ARCHE

Rideau gris. Le metteur en scène entre, habillé en frac.

(Metteur en scène).
Mesdames et Messieurs,
Je me hasarde à vous présenter une pièce sur l'amour. Une nouvelle pièce sur l'amour magique. Sa réalité est absolue si vous la méditez un peu. Moi, en tant que Metteur en scène, je suis fatigué du théâtre et je veux que la vie - telle qu'elle est représentée sous tous ses aspects, songe et veille, jour et nuit - fasse irruption dans la scène pour que la marquise qui prend le tea, José-Luis le galantin et le domestique éternel qui dit: «Oui, mademoiselle. Oui, jeune homme», puissent entrer dans le jardin de surprises et de grâce auquel ils ont droit après leur long service. Vous êtes assis dans vos fauteuils et vous venez vous ébattre. Très bien. Vous avez payé avec votre argent, et c'est juste. Mais le poète a ouvert les vieux trappillons du théâtre sans se soucier de vous faire les classiques chatouillements ou les agaceries de niaiserie que l'on fait à ce terrible seigneur mythologique qui vient ici, d'après ce que l'on dit, fraîchement rassasié et avec un terrible gourdin pour casser les pieds. Ces planches ont été, jusqu'à aujourd'hui, un supplice pour les auteurs. Alors que la pièce commençait à être jugée, les pauvres auteurs là derrière (je les ai vus) prenaient des tisanes et enlaçaient tendrement les comédiennes, au milieu de la plus grande affliction. Si par aventure vous applaudissiez, ils devenaient comme éméchés et entraient ici, jaunis par les rampes, pour rendre grâce [avec ces dégaines de cordonniers réparateurs qu'ils ont toujours, par opposition aux figures idéales de la comédie; et pour faire en sorte que la presse dise «Hier à la brune, Pérez salua pas moins de dix fois». Mais il est temps que l'auteur se dégage un peu de cette présence de la salle et qu'il se hasarde avec sa muse dans les endroits où n'est pas le troupeau de spectateurs qui tire les filets pour qu'il se fracasse. Oui, vous le savez mieux que moi. Pour qu'il se fracasse. Vous venez au théâtre comme vous allez dans la vie, en essayant de ne pas rompre les murs archi-subtils de la réalité de chaque jour. Enlacés à vos femmes, à vos filles, à vos fiancées, sans vous hasarder à sortir la main vers l'air prodigieux et libre de la véritable réalité. Mais moi, en tant que Metteur en scène, je ne suis pas dans ce cas-là. (Il fait un geste étrange et enlève son haut-de-forme. Il y met la main et en sort trois colombes qui s'envolent dans les coulisses. Il le remet.) Non. Je pourrais vous dire un certain nombre de choses qui produiraient en vous de la fâcherie, de la peur, oui, de la peur, mais je préfère ordonner ma pièce sans me mêler de la vie d'autrui. Hé hé hé. Bien que... Je n'aime pas vous voir assis, là, aussi assurés. Assurés de quoi? De quoi êtes-vous assurés? Je donne une rose à la fille qui se souvient tout à coup., par exemple... d'une chose très simple... de ce qu'elle a mangé ce matin. Hé hé hé. Est-ce difficile? N'est-il pas? Qu'il est loin le déjeuner! Et les bombances! Qu'elles sont mystérieuses! On ne se souvient pas. C'est très difficile. Tous les repas s'assemblent en une seule file très longue et on se perd à travers eux, sous prétexte de... (Une sonnerie retentit.) Ah! Peste. (Il regarde sa montre et cherche du regard quelqu'un à travers les fauteuils.) Oui, oui... il n'est plus là. Il n'est pas là. (S'adressant à une personne imaginaire dans la coulisse.) Vous dites que les médecins étaient trois? Il en a beaucoup. Et puis, le cercueil est-il bien arrivé? Fait en bon bois? Il l'avait bien mérité. Merci. (Il regarde à nouveau.) Oui. (Pause.) À présent (Pause.) on peut représenter la pièce sans craintes d'accidents ni d'interruptions stupides. (Pause.) Parfaitement. (Pause.) Faites attention à ce que les pêcheurs à la ligne n'entrent pas au milieu des fauteuils; ils peuvent attendre dans les couloirs. Sans qu'ils s'approchent trop du plateau. À présent... Je ne veux pas dire Respectable public, parce que le Metteur en scène ne respecte pas le public, encore moins de Mesdames ni Messieurs. Ça ne me plaît pas. De plus, ici vous n'êtes pas cela, mais des hommes et des femmes ou, mieux encore, des garçonnets et des fillettes. Je sais que vous êtes tous esseulés; que la nuit arrive et que vous ne pouvez pas sortir de vos cabanes; que cette chose que vous gardez avec autant de tendresse, il ne faudrait qu'un deuxième rêve pour qu'elle aille rejoindre définitivement les vieilles lunes. Mais enfin! Je vous ai déjà distraits suffisamment. Je voulais donner du temps pour que les comédiens s'habillent et pour que tous les machinistes soient à leur place comme de bons soldats. Alors donc, bonne soirée. (On entend quelques rugissements.) Hé hé hé. Je vais lui jeter du sucre à celui-là pour qu'il se comporte bien pendant le spectacle. (Les rugissements augmentent.) Quel rustre! Hé hé. Vous entendez? Mais quel rustre! (Il enlève son haut-de-forme et celui-ci s'éclaire de l'intérieur d'une lumière verte. Le Metteur en scène le retourne et un jet d'eau ardente en sort.) Avec votre permission. (Il s'en va.)
Au milieu des rugissements, le rideau s'ouvre; alors, des violons jouent. Une plage apparaît.


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EAN
9782851816511
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