Rome

Waltari Mika - Carasso Jean-Pierre - Baile Monique

JARDIN LIVRES

Livre IAntiocheJ'avais sept ans quand le vétéran Barbus me sauva la vie. Je me souviens fort bien d'avoir obtenu par la ruse de ma vieille nourrice Sophronia l'autorisation de descendre jusqu'aux rives de l'Oronte. Fasciné par la course tumultueuse du fleuve, je me penchai au-dessus de la jetée pour contempler l'onde bouillonnante. Barbus s'avança vers moi et s'enquit avec bienveillance:- Tu veux apprendre à nager, mon garçon?J'acquiesçai. Il jeta un regard circulaire, me saisit par le cou et l'entrejambe et m'envoya au beau milieu du fleuve. Puis il poussa un terrible hurlement et, en invoquant à grands cris Hercule et le Jupiter romain et conquérant, il laissa tomber sur la jetée son manteau loqueteux et plongea à ma suite.A ses cris, on s'attroupa. Aux yeux de la foule, qui en témoigna par la suite unanimement, Barbus risqua sa vie pour me sauver de la noyade, me ramena sur la berge et me roula sur le sol pour me faire cracher l'eau que j'avais avalée. Quand Sophronia accourut en pleurant et en s'arrachant les cheveux, Barbus me souleva dans ses bras puissants et, quoique je me débattisse pour échapper à la puanteur de ses haillons et à son haleine avinée, il me porta tout le long du chemin jusqu'à la maison.Mon père n'éprouvait pas pour moi d'attachement particulier, mais il remercia Barbus en lui offrant du vin et accepta ses explications: j'avais glissé et chu dans le fleuve. Accoutumé que j'étais à tenir ma langue en présence de mon père, je ne contredis pas Barbus. Au contraire, sous le charme, je l'écoutai raconter d'un air modeste que pendant son service dans la légion, il avait, équipé de pied en cape, traversé à la nage le Danube, le Rhin et même l'Euphrate. Pour se remettre des craintes que je lui avais inspirées, mon père but lui aussi et il condescendit à rapporter que, dans sa jeunesse, étudiant la philosophie à Rhodes, il avait fait le pari de nager de cette île jusqu'au continent. Barbus et lui convinrent qu'il était grand temps que j'apprisse à nager. Mon père donna à Barbus de nouveaux vêtements, de sorte que ce dernier, en s'ha-billant, eut l'occasion d'exhiber ses nombreuses cicatrices.A partir de ce jour Barbus vécut chez nous et appela mon père «maître». Il m'escortait quand j'allais à l'école et, les cours finis, lorsqu'il n'était pas trop saoul, venait m'y reprendre. Il tenait pardessus tout à m'élever en Romain, car il était bel et bien né à Rome et y avait grandi avant de servir pendant trente ans dans la XVe légion. Mon père avait pris soin de s'en assurer. S'il était distrait et réservé, il n'était pas stupide et n'aurait certainement pas employé un déserteur.Barbus m'enseigna non seulement la nage mais encore l'équitation. Sur ses instances, mon père m'acheta un cheval pour que je pusse entrer dans la confrérie équestre des jeunes chevaliers d'Antioche, dès que j'aurais atteint ma quatorzième année. A la vérité, l'empereur Caius Caligula avait de sa propre main barré le nom de mon père sur la liste du noble ordre équestre romain, mais à Antioche c'était là un honneur plus qu'une disgrâce, car nul n avait oublié quel bon à rien Caligula avait été, même dans sa jeunesse. Plus tard, il avait été assassiné dans le grand cirque de Rome, alors qu'il s'apprêtait à nommer sénateur son cheval favori.A cette époque mon père avait, à son corps défendant, atteint une telle position à Antioche, qu'on lui avait demandé de figurer dans l'ambassade envoyée à Rome pour rendre hommage au nouvel empereur Claude. S'il avait fait le voyage, il aurait sans aucun doute retrouvé son titre de chevalier, mais mon père refusa obstinément d'aller à Rome. Par la suite, il s'avéra qu'il avait de bonnes raisons pour se conduire ainsi. Cependant, lui-même se contenta d'assurer qu'il préférait une vie obscure et paisible et ne tenait nullement au titre de chevalier.

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EAN
9782914569323
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