Rosa Mortalis. Une enquête de Thierry Sauvage

Vix Elisa

ROUERGUE

La nuit dernière j'ai rêvé que je revenais aux Marronniers.
Le manoir en pierre grise s'élevait au bout de l'allée, sévère et droit, avec ses toits pointus, ses cheminées effilées.
J'avançais dans le sentier gravillonné, sans faire de bruit, comme si je flottais au-dessus du sol, mais ça n'avait rien d'étonnant puisque c'était un songe. Les charmilles, presque nues, s'écartaient devant moi, dévoilant la façade principale rongée par un lierre capricieux. La peinture s'écaillait en pellicules blanchâtres aux portes et volets, des rideaux sales tombaient aux fenêtres, flasques comme des linceuls.
De chaque côté de la maison, les deux marronniers étalaient, au bout d'un tronc massif à l'écorce en lambeaux, leur couronne majestueuse. Fidèles à mon souvenir, ils se tenaient là, gardiens du temple, tranquilles et fiers...
Tout à coup, le ciel s'est chargé de gros nuages sombres qui défilaient en accéléré au-dessus de ma tête. Ils fondaient sur le manoir, s'accrochaient aux toits telles de monstrueuses araignées, tentaient de glisser leurs pattes velues par les fenêtres, d'arracher les volets de bois. La bâtisse résistait, délabrée mais indestructible, comme elle avait résisté aux morts, aux silences, aux secrets.
Le vacarme du vent est devenu assourdissant. Un vertige m'a saisie, j'ai serré les mains sur mes oreilles, je suis tombée à genoux. Une sueur froide s'est plaquée entre mes omoplates, les muscles de mes épaules se sont crispés. Je reconnaissais cette bouffée d'angoisse qui me submergeait, lorsque, enfant, tremblante dans ma chambre obscure, je guettais les craquements de l'escalier.
Aussi brusquement que l'ouragan avait surgi, le calme est revenu. Le ciel a pris cette nuance délavée d'après l'orage. Je me suis ressaisie et j'ai continué de progresser vers l'habitation honnie de mon enfance.
Je ne suis pas entrée dans le manoir. Ce n'était pas mon intention. Je l'ai contourné, ai dépassé les écuries abandonnées, la chapelle qu'elle aimait tant, et je suis arrivée à la roseraie de maman.
Même si cela fait des années que je n'y ai pas mis les pieds, je sais qu'elle est à l'abandon, que les rosiers sont morts, noirs et secs comme du bois brûlé, mais dans mon rêve, ils tendaient vers les visiteurs leurs feuilles vertes et brillantes. Dans mon rêve, ils fleurissaient à foison, écarlates, orange, rose pâle, jaunes... saturant l'air de leur parfum capiteux. Et dans mon rêve, maman était vivante.
Elle se tenait debout entre ces murs végétaux, maigre et chenue dans sa robe trop ample, un foulard de couleur vive noué autour du crâne. D'une main gracile, elle sectionnait les roses fanées et les posait dans le panier qu'une fillette, qui avait mon visage mais n'était pas moi, tenait avec dévotion.
Quand je ne serai plus là...
Quand tu ne seras plus là?
Quand le Seigneur m'aura rappelée à lui, il faudra t'occuper de ta soeur. Elle est si fragile, il faut la protéger. Toi, tu es forte, forte comme ce sarment.
Je le ferai, maman. Je te le promets.

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EAN
9782812604751
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