La joie en herbe

Vincent Claude

ANNE CARRIERE

Depuis deux ans que personne n'y avait remis les pieds, excepté quelque agent immobilier de loin en loin - et, le temps passant, de plus en plus loin -, on l'avait presque oublié. La végétation reprenant ses droits, on ne le voyait même plus du village, sauf de la Croix-des-Trois-Vents, ou peut-être du Couderc, et encore fallait-il se tordre le cou, mais nul à Gorgeon n'avait spécialement envie de se tordre le cou pour entrevoir un pan de toit.Le village, depuis que les camions chargés de pierres, de sable et de matériaux ne dévastaient plus son unique rue, était redevenu un village. On s'y surprenait du simple plaisir, à la longue perdu, d'être heureux. Heureux de quoi? À vrai dire, de rien: des choses aussi simples, après la tornade, que de respirer la brise du soir, de sarcler son carré de salades, ou de regarder un vol d'étourneaux en posant sur l'ombre du soir qui tombe la fatigue et le labeur du jour.Il s'en trouvait bien encore un, de temps à autre, vacancier de retour ou parent de passage, pour lever les yeux vers le replat, là-haut, et interroger: «Et alors, il n'a toujours pas trouvé acquéreur, le château?» «Pas qu'on sache!» était la réponse habituelle. Et la seule exacte, d'ailleurs.Campé devant son bar, Ricou, sa fonction le gardant plus perspicace que d'autres, demeurait optimiste:- Porte pas peine, riait-il. Chaque matin, quelque part, y a un couillon qui se lève. Laisse le temps de la rencontre!Le «château»... On l'avait regardé passer par camions de pierres, de sable, de bois, de tuiles, de ferrailles, de ciment, de poussière, et on avait fermé portes et fenêtres, enviant les fermes isolées.Des mois durant, toutes ouvertures closes, les maisons du village avaient continué à vibrer, vitres et murs, à chaque passage. De quoi ébranler les nerfs des occupants. Mais, à la campagne, à force d'affronter les caprices du ciel, on a les nerfs solides. Et puis, dans un lieu où il ne se passe habituellement rien, cela occupe pour un temps les veillées, remisant dans quelque recoin les films télévisés, les vieux Détective et le goût du sang pour les effluves quelque peu enivrants de l'argent. En plus, «il», le richissime propriétaire de ce projet pharaonique, en imposait. Certains se vantaient de les avoir entraperçus, lui et son épouse, au volant d'une Jaguar, d'autres en rajoutaient, ne voulant pas être en reste. Mais si, concernant la voiture et son conducteur, les témoignages concordaient - l'homme, à quelque chose près, se ressemblant -, la femme, elle, ne cessait d'être dissemblable.«Normal, finissait-on par admettre d'un commun accord, de nos jours, avec les teintures, en moins de deux, on te fait d'une femme une autre femme.»

18,21 €
Hors stock
EAN
9782843376061
Image non contractuelle