La ruinette

Tabary Philippe

CHERCHE MIDI

La Ruinette, avec une majuscule pour faire plus riche, tel était le nom de la demeure, une coquette maison particulière que même le moins inspiré des agents immobiliers aurait baptisée fermette pour lui faire prendre 10% sans coup férir. Et pour le coup ou le coût, ce n'aurait pas été exagéré, tant cette modeste masure de jadis avait bénéficié d'aménagements et d'extensions depuis qu'Albert Vilgrain l'avait achetée, un demi-siècle plus tôt. Elle n'était au départ qu'un de ces logements de labeur construits avec peine et rebâtis avec hâte après les incessants pillages et les incendies de l'histoire. Et celle-ci n'avait pas été avare de guerres et d'invasions dans les plaines de ce Hainaut promu par sa position stratégique au rang peu enviable de paillasson d'infortune sur lequel toutes les troupes et tous les groupes de soudards et de pillards s'étaient, le plus souvent avec les meilleures intentions du monde, essuyé les pieds et rempli les poches au triste gré des aléas du moment. Faite de respectables moellons de pierre bleue sans doute extirpés à la carrière jadis ouverte en contrebas, la vénérable maisonnette gardait encore des parties d'un ancien soubassement en grès, matériau rare et noble dans la contrée, plus efficace pour arrêter l'humidité comme pour protéger les occupants du lieu. Des squelettes retrouvés au siècle passé et sommairement étudiés à l'époque par le directeur de la toute jeune école de la République avaient révélé des traces de fractures et des indices de décapitation d'une dizaine de personnes de tous âges, sans doute les habitants victimes des bandes incontrôlées qui rançonnaient alors les campagnes pour le compte de Dieu sait qui et quoi, et Dieu lui-même, souvent sollicité en un sens et en un autre, n'en avait sans doute pas la moindre idée en vérité.
Albert Vilgrain avait croisé la destinée de cette bâtisse lorsque les hasards de sa carrière de normalien l'avaient affecté, au retour de son service militaire, à l'école des garçons. Le fier bâtiment paradait sur la grand-place où il défiait l'église et l'ordre ancien, déjà très largement fissuré et qui n'allait pas tarder à s'effondrer par pans entiers à quelques années de là. Il avait été nommé directeur deux ans plus tard, lorsque le titulaire réussit enfin à obtenir une mutation bien longtemps attendue vers son Midi natal. Avant qu'il ne lui remette les clefs, les deux hommes avaient sablé le Champagne à une troisième bonne nouvelle, qui venait couronner leurs nominations respectives et leurs efforts opiniâtres: la fermeture de l'école «libre» au chef-lieu de canton voisin. Trop peu d'élèves, trop de frais et, déjà, trop peu de prêtres pour encore s'abandonner au plaisir chronophage des affrontements de jadis. Peu avant, le camp adverse s'était beaucoup ému du non-remplacement du jeune séminariste qui, de tout temps, venait seconder le desservant de la paroisse et s'aguerrir à la prêtrise quotidienne, organisant patronage et processions, catéchisme et cérémonies en tout genre. (...)

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EAN
9782749127699
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