La frontière belge

C'est de ce temps-là, me semble-t-il, comme les grandes machines, dans la poussière, à la lumière blanche des phares, jusque tard dans la nuit moissonnaient, battaient, liaient, et tout ce qui s'ensuit, c'est de ce temps-là que Lilas s'est fait boulotter par des renards dans le bois de Carrouges. Je sais que la chose est difficile à gober. Je ne me prononce d'ailleurs pas sur la responsabilité des renards dans la mort de Lilas, considérant que si le Père leur fit porter le chapeau, c'était peut-être afin de clore l'affaire, au moins pour ce qui concerne la famille. Mais qu'ils l'aient mangée, et de bon appétit, c'est indéniable. Ou alors... mais non, vous voyez bien que non. D'ailleurs lorsque le Père l'a retrouvée, ou tout du moins lorsque j'ai rejoint le Père dans le bois de Carrouges, attiré par des cris comme il n'avait guère l'habitude d'en pousser, il traînait encore autour des restes épars de Lilas quelques renards si gras que, n'eût été leur longue queue, on aurait pu les prendre pour des moutons rouges juste un peu pointus des oreilles. Le Père n'a pas fait de commentaire, ou peut-être un très succinct, dans le genre: «Ça devait arriver», et tout de suite nous nous sommes mis à l'oeuvre, moi bêchant, lui veillant à tout le reste, y compris la fabrication d'une croix grossièrement ficelée mais assez ressemblante. Le Père m'a demandé si je connaissais une prière, étant entendu que, généralement, c'est à moi que l'on s'adressait, dans la famille, pour tout ce qui relevait de la parole. J'avais bien le souvenir de scènes semblables, dans des films, mais elles se déroulaient presque toujours dans des pays lointains et dans des langues étrangères. J'ai marmonné, la tête inclinée de côté - car de cette façon il me semblait détourner de Lilas ce que la cérémonie pouvait avoir d'irréparable -, quelque chose d'inintelligible dont les sonorités me parurent évoquer celles du latin. Sicut nubes, velut umbras, enfin ce genre-là. Puis j'ai jeté la bêche sur mon épaule et, moi suivant le Père, nous sommes retournés à la maison afin de prévenir le reste de la famille, c'est-à-dire Rainette et Guitoune, âgées à elles deux de trente-trois ans, la première en ayant trois de moins que la seconde. Je tiens à préciser d'entrée de jeu que ces notions de parenté n'ont été introduites que par commodité, et que les circonstances qui présidèrent à notre réunion sous un même toit sont en fait si obscures qu'il vaut probablement mieux renoncer à les éclaircir tout à fait.