Ceci est ton corps. Journal d'un dénuement

Ringlet Gabriel

ALBIN MICHEL







Extrait



Invitation

Entre le 26 juin 2005 et le 25 février 2006, j'ai accompagné une personne très proche, traversée par un cancer qui allait se généraliser. D'autres ont vécu cette expérience singulière, unique par bien des aspects, et toujours inédite. À chaque fois un chemin à inventer. On ne pourra jamais cloner un accompagnement.
Sur ce sentier au bord du précipice, chacun avance comme il peut. «Ne prenez rien pour la route, disait Jésus à ses disciples, sauf un bâton.» Pour ne pas tomber, j'ai pris mon bâton d'écriture. J'ai ouvert un cahier et chaque soir, ou presque, j'y ai semé quelques cailloux dans le secret espoir de retrouver, plus tard, les traces de mon chemin.
Ces mots mal dégrossis n'étaient pas destinés à être partagés. Surgissant en moi comme dans une sorte d'instinct de survie, je n'avais pas prévu qu'ils quitteraient le journal qui les avait vus naître. N'était-ce pas suffisant qu'ils accompagnent mon accompagnement ? Alors pourquoi les faire sortir de la clandestinité ? Qu'est-ce qui m'a pris de porter au grand jour, au risque de les brûler - de me brûler -, ces paroles de traversée nocturne ?
Avec un peu de recul, je crois comprendre qu'il s'est passé ceci de très particulier, qui ne m'était jamais arrivé : ces mots sauvages et de sauvetage, j'ai vu qu'ils venaient de plus loin que je n'imaginais, que je ne pouvais pas taire ce qui avait grandi dans l'intime de cet accompagnement, qu'il y avait urgence à partager une parole enfouie depuis longtemps au plus profond de mon sacerdoce. Une parole enracinée en terres bibliques, certes, et qui, sans renier le vêtement paysan de sa parenté, espère aussi rejoindre au-delà du clan.
Au départ, donc, un journal «brut de décoffrage», comme me disait un ami. L'expression me paraît très juste. Quand on retire les planches de soutien, on se trouve devant la rudesse d'une écriture mal équarrie. C'est l'écriture surgissement.
Ensuite, j'ai voulu me souvenir. Me souvenir par l'écriture. Me souvenir dans l'écriture et appeler le souvenir à se faire mémoire. Rejoindre mes mots pour découvrir qu'ils n'étaient pas seulement les miens. Chercher des traces de pluriel - oserais-je écrire d'universel ? - dans une poussière si singulière. L'écriture mémoire. Ce n'était pas suffisant. Ou plutôt, c'était bien trop. Trop de mots encore pour dire le «si peu». Alors, je suis entré dans le grand silence monastique. Pour alléger. Je veux dire pour m'alléger. Car comment raconter un dévêtement sans se dévêtir soi-même ? Et sans consentir «au souffle qui dénude» ? L'écriture dénuement.
--Ce texte fait référence à l'édition






Broché
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EAN
9782226258410
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