Daniel H. Contribution d'un modeste pâtissier à l'équilibre terrestre
Extrait de la préface de Jean Allouch
Au fond, même si tous les hommes du monde étaient raisonnables, il y aurait encore, toujours, la possibilité de traverser le monde de nos signes, le monde de nos mots, de notre langage, de brouiller leur sens les plus familiers et de mettre par le seul et miraculeux jaillissement de quelques mots qui s'entrechoquent le monde de travers.
Michel Foucault
Deux décalages rendent très précieux dans sa singularité cet ouvrage de Joëlle Oury, l'un, temporel, l'autre fonctionnel. Temporel, car elle a su prendre le temps qu'il fallait pour transformer en livre la thèse que, jeune psychiatre, elle soutint en 1970. Elle se trouve ainsi en heureuse compagnie, celle de Marguerite Yourcenar qui, évoquant le nombre d'années passées à écrire son Hadrien, déclarait: «En matière de livre, il faut savoir attendre». Fonctionnel, car elle ne fut jamais, à l'endroit de Daniel H., en position de soignante. C'est en archiviste qu'elle aborde celui qu'elle ne rencontra pas, même si elle put, à l'occasion, apprécier les gâteaux que l'hôpital lui permettait de produire et de vendre et même si, un certain mémorable jour, elle l'aperçut, émue presque aux larmes, au travers de la porte entr'ouverte du pavillon qu'il allait devoir quitter. Elle ne répond à aucune demande, ni à celle de Daniel H. ni à celle d'aucune institution qui la solliciterait pour être son médecin. La demandeuse, c'est elle. A plusieurs années de distance, Daniel H. «revient» dans sa vie, écrit-elle, cela jusqu'à ce jour d'aujourd'hui où elle franchit le pas d'un large faire savoir. Certes, elle s'adresse nommément au jeune psychiatre, mais qui ne l'est pas en un temps où traiter quelqu'un de «parano» est devenu courant? C'est tout un chacun qui est concerné.
Joëlle Oury ne se satisfait toujours pas de la sorte de lassitude, du délaissement qui a frappé les psychiatres de Sainte-Anne après avoir été un temps vivement intéressés par le cas de Daniel H. (on a d'abord beaucoup parlé de lui dans les couloirs du service à la suite de ce qu'il en a été dit dans la presse, on a discuté le premier diagnostic de l'expert, il a fait l'objet de plusieurs présentations de malade). Ce qu'elle appelle son témoignage, soit, pour elle, les nombreuses et diverses traces qu'il a laissées, mais aussi les propos qui ont été tenus sur lui et les écrits qui lui furent consacrés, ne saurait sombrer dans l'oubli. Voici sa demande, son voeu: que n'advienne pas cet oubli, pas maintenant; on ne saurait, selon la formule d'Hugo, «jeter ce qui n'est pas tombé». Daniel H.: «Moi je ne tombe pas». Pourtant, on le lira, il est tombé Daniel H., et mal tombé; si ce final ne peut être rectifié, qu'au moins il se sache..., un dernier mot, non, il ne l'était pas.
On est saisi, attristé, effaré par les deux photographies du cimetière de l'hôpital psychiatrique (Saint-Alban) qui, une seule fois regardées, ne permettront plus à chacun d'ignorer que les tombes de ceux qui décédèrent en ce lieu asilaire sont sans mention de noms. Un numéro de matricule en tient lieu, ou bien plutôt n'en tient précisément pas lieu; mort et enterré, un fou n'a pas droit à son nom (en 1921, Oscar Panizza fut lui aussi enterré anonymement au sanatorium Mainschloss, près de Bayreuth). Ainsi, en 1985, Joëlle Oury n'a-t-elle pas pu se recueillir sur la tombe de Daniel H. comme ce dernier avant elle n'avait pu le faire sur celle de son père, Gaston H., lui aussi inhumé à l'hôpital psychiatrique (Perray-Vaucluse) après s'y être pendu. Joëlle Oury ne veut pas d'un tel oubli poussé si tôt si loin que l'on ne pourrait plus même dire de quelqu'un qu'il a vécu (tombes qu'il n'y aurait aucun sens à profaner, tombes sur lesquelles personne ne peut seulement envisager de cracher). Un tel oubli était d'ailleurs déjà à l'oeuvre du vivant de Daniel H., il n'est immédiatement plus question de lui à Perray-Vaucluse après qu'une décision préfectorale (significative quant à la détermination du lieu où est le véritable pouvoir dans l'asile) eut exigé de le changer d'hôpital, de le conduire très loin de cet amour qui alors l'habitait, en un lieu inconnu de lui et qu'il devait appeler «l'antichambre du cimetière», un lieu où, peu après, il se pendra, au même âge que son père, empêchant à jamais Joëlle Oury de le rencontrer. (...)
| EAN | 9782705683467 |
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| Titre | Daniel H. Contribution d'un modeste pâtissier à l'équilibre terrestre |
| Auteur | Oury Joëlle |
| Editeur | HERMANN |
| Largeur | 140mm |
| Poids | 475gr |
| Date de parution | 23/01/2013 |
| Nombre de pages | 366 |
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