Manu Chao, un nomade contemporain

Mortaigne Véronique

DON QUICHOTTE

Extrait du prologue

S'il fallait définir le parcours de Manu Chao, chanteur, auteur, compositeur, voyageur, nous nous référerions à une toile du peintre majorquin Miguel Barceló. Intitulée Boubou baby-foot, elle figure une table de baby-foot stylisée, légèrement bancale sur un fond de sable ocre. Les tiges sont des fils distendus, presque des barbelés, et les joueurs des sortes de petits oiseaux fragiles, perchés, suspendus au-dessus d'un tapis d'un bleu de mer. Des exilés, des clandestins, des économes de soi.
En Afrique, au Mali, où a beaucoup vécu l'artiste catalan, comme en Colombie ou en banlieue parisienne, où s'ancra Manu Chao, le baby-foot est l'attribut indispensable du bistrot. Barceló a occulté la balle au centre, mais de la bordure s'échappe facétieusement un petit singe noiraud. Le monkey de la Mano Negra était un animal bondissant qui ne prenait de leçons de personne, lucide, habile, véloce.
Manu Chao n'est pas insaisissable, mais il est difficile à attraper. En dehors des sentiers balisés des concerts officiels, on le trouvera aisément, mais par hasard, dans les bars, cafés, troquets, bouges, cantinas et botequins, bref, au bistrot, espace démocratique où l'on cause, où l'on chante, où l'on tue le temps des dimanches, où l'on prolonge la nuit avec les gens du quartier, femmes légères, ouvriers philosophes, intellos portés sur la bouteille, chanteurs par accident, musiciens par passion.
Parfois, Manu Chao apparaîtra; à Pigalle buvant un café en terrasse; à Berlin sur un trottoir, guitare en main, improvisant devant les flâneurs incrédules; à Buenos Aires, autour d'un asado avec ses copains fous de Radio Colifata. C'est à chaque fois improbable: on le croyait à Caracas, il est en Galice; on le croyait à Fortaleza, il est en Écosse; on le croyait chez lui à Barcelone, dans le quartier populaire de Poblenou, il est en balade politique dans le Sahara-Occidental. Une anguille. Rien ne sert de lui fixer un rendez-vous, il n'aime pas ça.
Pas de chope de bière ni de tequilas posées sur les rebords du Boubou baby-foot de Barceló. Le cadre est trop sommaire. L'Espagnol des îles a ajouté du flou, de l'incertitude chez ces petits bonshommes démunis qui tiennent sur un fil, remplaçant les figurines métalliques aux shorts courts et pieds compacts que d'habiles poignets font habituellement tournoyer et shooter droit au but. Les footballeurs de Barceló ne touchent pas terre. Au mieux, seul un Diego Maradona, «le gosse en or», pourrait les concurrencer. Manu Chao aime Diego, comme il a aimé Che Guevara ou le sous-commandant Marcos, parce que leurs audaces ont cassé les frontières.
Manu Chao a beaucoup écouté les radios populaires, il a pris des bus brinquebalants. Il a compris la fragilité humaine, et en particulier celle des gens qui ne peuvent même pas jouer au baby-foot, parce qu'ils sont pauvres et sans papiers. Manu Chao a placé au centre de ses chansons ces clandestins qui ont réussi à traverser la Méditerranée à la nage pour rejoindre l'Espagne ou à escalader le mur qui sépare les États-Unis du Mexique. Ces transhumances sont bien l'affaire du siècle (du XXe et du suivant qui vient de commencer). Il les décrit avec concision, et tous les déplacés, les décalés, les émigrés, les originaires de... s'identifient immédiatement aux desaparecidos de la chanson. C'est à cela que tient son immense succès.

19,90 €
En rupture de stock
EAN
9782359490183
Image non contractuelle