Ce qu'on peut lire dans l'air
Sept cent soixante-dix-huit kilomètres séparaient la maison de mes parents, à Peoria, Illinois, de Nashville, Tennessee, distance qu'une Monte Carlo rouge vieille de sept ans et roulant à cent kilomètres à l'heure environ pouvait parcourir en huit à douze heures, selon que l'on prenait en compte certaines variables telles que le nombre de pancartes proposant un détour vers un haut lieu historique ou la fréquence à laquelle ma mère - Mariam - devait se rendre aux toilettes. Ils avaient qualifié ce voyage de vacances, mais c'était seulement parce que ni l'un ni l'autre ne se sentait à l'aise avec l'expression lune de miel qui, en réunissant deux mots sans aucun rapport et dont ils comprenaient le sens pris séparément, semblait suggérer - par cette association - un luxe qu'aucun des deux n'était prêt à accepter. Ils n'étaient pas jeunes mariés mais, après trois années de séparation, ils ne se connaissaient plus. Ils se parlaient en chuchotant, moitié en amharique, moitié en anglais, comme si un mot prononcé trop fort risquait de leur révéler qu'en réalité ils ne s'étaient jamais compris; qu'ils n'avaient jamais vraiment su qui était l'autre.
Au bout du compte, apprendre une autre langue et apprendre à retomber amoureuse de son mari, c'était un peu pareil, se disait Mariam. Le matin, devant le miroir de la salle de bains, elle se répétait souvent avec une prononciation qu'elle jugeait presque parfaite: «Les hommes sont parfois bizarres. Les femmes sont différentes.» C'était une expression qu'elle avait entendue dans la bouche d'une des fidèles de l'église baptiste qu'ils avaient commencé à fréquenter, son mari et elle. Un groupe de femmes s'étaient rassemblées sur le parking à la fin du sermon et l'une d'elles s'était tournée vers Mariam en affirmant: «Les hommes sont parfois tellement bizarres. Les femmes sont différentes, c'est tout.»
Sur le coup, elle avait simplement répété la formule, presque mot pour mot: «Oui, c'est vrai. Les hommes sont parfois bizarres», parce que c'était pour elle le seul moyen d'être certaine que tout le monde la comprendrait. Ce qu'elle aurait aimé dire était beaucoup trop compliqué et impliquait toute une série de différences fondamentales qui, selon d'autres critères, auraient été jugées inconciliables. Quoi qu'il en soit, depuis son arrivée en Amérique six mois plus tôt, elle s'était efforcée d'en apprendre davantage sur son mari: pourquoi, par exemple, parlait-il tout seul quand il croyait que personne ne l'observait et pourquoi, certains jours en rentrant du travail, s'attardait-il dix à vingt minutes dans sa voiture garée dans l'allée, pendant qu'elle l'épiait, cachée derrière les rideaux du salon? La nuit parfois, il se levait et sortait de la chambre en prenant soin de ne pas la réveiller, mais toujours en vain, car Mariam ne fermait pratiquement jamais l'oeil. Il s'allongeait nu sur le canapé du salon et, de la chambre, elle l'entendait pousser à la fin un petit gémissement suivi d'un grognement, puis il revenait se coucher et dormait à poings fermés jusqu'au matin.
| EAN | 9782253175452 |
|---|---|
| Titre | Ce qu'on peut lire dans l'air |
| Auteur | Mengestu Dinaw ; Albaret-Maatsch Michèle |
| Editeur | LGF |
| Largeur | 111mm |
| Poids | 215gr |
| Date de parution | 27/03/2013 |
| Nombre de pages | 400 |
| Emprunter ce livre | Vente uniquement |


