Au fil de Creil

Lacoche Philippe

CASTOR ASTRAL

Roberte ou la mémoire du corps

Quel âge pouvait-elle avoir, Roberte? Soixante-cinq ans? Soixante-dix ans? Un peu plus peut-être? Qu'importe! Ce fut à Creil, lorsque nous descendîmes du bus, que nous nous rencontrâmes. Nous hésitâmes, elle et moi. Fallait-il aller vers la droite ou vers la gauche?
- Ça n'a aucune importance! lui dis-je, en m'effaçant pour la laisser passer. C'est comme en littérature.
(À quelques mois des élections présidentielles, je pensais que cette phrase pouvait faire sens, mais, au fond, j'entendais seulement faire l'intéressant.)
Alors que nous nous dirigions vers la droite, elle s'arrêta brusquement et posa une main sur mon bras.
- Vous vous seriez tellement bien entendu avec Victor Bruges, fit Roberte avec passion.
- Vous avez connu Victor Bruges? C'est l'un de mes auteurs préférés. Quel chroniqueur!
Elle me regarda au fond des yeux avec une intensité qui me troubla. Elle rougit légèrement; je la trouvais belle, élégante, sensuelle.
- Il fut mon amant pendant cinq ans, et quel amant!
- Savez-vous qu'il a enseigné le français au lycée Jules-Uhry?
Bien sûr qu'elle savait. Il ne cessait de lui parler de Creil, des longues balades qu'il effectuait sur les rives de l'Oise, l'automne et l'hiver, ses saisons préférées. Et cet hôtel si singulier situé au fin fond de la ville, au bout d'un quai. Un hôtel tenu par un ancien résistant. Ça l'avait marqué...

- Vous connaissez donc tout cela?
- Évidemment... Pourquoi croyez-vous que je me suis empressé de répondre présente lorsque les organisateurs du salon de Creil ont eu l'amabilité de m'inviter?
- Et pourquoi croyez-vous que je sois là, si ce n'est pour les mêmes raisons que celles qui vous animent.
Nous nous mîmes à rire de concert. Un rire complice. Elle cessa, puis me fixa, m'interrogeant du regard comme si elle eût souhaité que je lui en dise un peu plus. Je n'en fis rien.

Je n'avais pas envie de lui conter par le menu - en tout cas pour l'instant - les pèlerinages que j'avais entrepris à Creil, cinq ou six ans plus tôt, sur les traces de Victor Bruges. Je me revoyais descendre du train en gare de Creil, un lundi matin de novembre, sous une pluie battante et glaciale. J'avais dans la poche de mon imperméable un exemplaire de son court roman Au fil de Creil, publié, courant des années quatre-vingt, chez un minuscule éditeur dont les bureaux, minuscules eux aussi, se trouvaient cité d'Angoulême, à Paris. J'avais marché, marché dans les rues de cette ville que je ne connaissais pas. Que je ne connais qu'au travers les pages du livre de Victor Bruges. Ce dernier y contait l'histoire amoureuse entre un professeur de français d'un lycée de la ville avec une très jeune fille d'une cité défavorisée du plateau. Il ne citait ni le lycée Jules-Urhy ni le plateau de Rouher, mais à la faveur de quelques recherches biographiques, je les avais aussitôt reconnus. Ensuite, il ne me fut pas difficile d'apercevoir Bruges lui-même derrière ce narrateur au regard froid qui s'éprenait follement d'une de ses jeunes élèves âgée de seize ans et prénommée Brigitte.


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EAN
9782859209094
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