EXERCICE EN CHRISTIANISME

Extrait

Extrait de la présentation :

L'ACHÈVEMENT DE LA PENSÉE EXISTENTIELLE

Pour Benoît Chantre

Comment Anti-Climacus s'est mis à parler
À la date du «mercredi Saint du 19 avril 1848», Kierkegaard note laconiquement dans ses Papirer : «Tout mon être est changé. Mon secret, mon repliement sur moi-même sont brisés - je dois parler» (Pap. VIII A 640). On date à peu près de la même époque le début de la rédaction des textes qui, rassemblés ultérieurement, seront publiés en 1850 sous le titre d'Exercice en christianisme. Il est tentant d'établir le lien entre cette expérience spirituelle extraordinaire et le livre. Si la biographie n'y autorise pas si directement, l'interprétation peut en revanche s'en nourrir, et pas seulement à titre anecdotique.
Car s'il est bien un auteur pour lequel il faut tenir compte de la contingence biographique, de la situation de parole, de la stratégie éditoriale, du destinataire, explicite ou secret, de l'oeuvre, c'est bien celui-ci. Ce que généralement le commentateur philosophique réserve pour une présentation circonstancielle de l'oeuvre, à seule fin historique, avant de passer à sa vraie matière - le contenu de l'oeuvre - voit son statut changer en raison de la spécificité de cette philosophie singulière où, pour des raisons philosophiques, le biographique et le conceptuel sont inextricablement enchevêtrés. La pensée existentielle de Kierkegaard veut rompre avec le discours impersonnel de la «Science» (le savoir philosophique), elle procède d'un sujet singulier et puise sa matière dans une existence réelle qu'elle «réfléchit» et qu'elle détermine d'ailleurs à son tour. Elle ne se décroche jamais de cette origine subjective, de l'intérêt passionné qui l'oriente - elle répond d'abord à l'injonction archaïque, qu'elle prend au pied de la lettre, du «connais-toi toi-même». C'est un embarras pour qui préférerait discuter des «idées» dans l'éther idéal d'un dialogue scientifique avec les oeuvres, c'est une nécessité pour qui lit Kierkegaard.
Ainsi, il va parler. Mais ne le fait-il pas depuis un moment déjà ? Sa carrière littéraire a débuté en 1839, avec les Papiers d'un homme encore en vie, elle n'a jamais connu de repos. Il a derrière lui une oeuvre considérable et complexe, ouvrages pseudonymes, discours autonymes, écrits «de la main gauche» et écrits " de la main droite» - tout ce qui assurera sa gloire, des chefs-d'oeuvre, des écrits polémiques, des petits traités, de véritables sommes, des écrits didactiques, de la philosophie, des discours religieux, des fictions romanesques, une diversité littéraire de peu d'équivalent, toute une écriture souterraine, également, les Papirer. Le Danemark est un petit pays, certes, mais la renommée de Kierkegaard semble le couvrir entièrement, c'est une «figure», aux yeux de ses contemporains, successivement brillante (la génialité romantique est à la mode), pitoyable, hargneuse, conservatrice et non conformiste, orgueilleuse, retorse, une figure controversée, admirée, moquée, inquiétante peut-être - précisément parce qu'il a beaucoup «parlé». Quelle sera donc cette parole nouvelle, qui brise l'hermétisme et qui fait suite à une expérience spirituelle si radicalement transfigurante ?