IN NOMINE FRATRIS

BALLAND

Le plus ancien souvenir que nous avons en commun est celui d'une photo en noir et blanc d'un format à peine plus grand qu'un timbre-poste à marge blanche et bords crénelés. Elle a été prise sur le trottoir par un photographe de rue à une époque où, à Nice, ils étaient encore quelques-uns à proposer leurs services quand les familles descendaient l'avenue principale jusqu'à la mer puis la remontaient en guise de promenade dominicale. «Les parents derrière, les petits frères sur le côté, plus personne ne bouge, sourire... clic-clac.» Le cliché à récupérer dans les trois jours au magasin est maintenant coincé entre le verre et le cadre du miroir au-dessus de la cheminée de mon bureau et il m'arrive de m'y attarder. Mon grand frère a six ans, par là. Six ans de plus que moi, quoi qu'il en soit. Ses chaussettes lui remontent aux genoux, il porte un short et un petit manteau à col de velours, boutonné jusqu'en haut. Sa mèche blonde ondulée est fixée vers l'arrière. De chaque côté d'une raie parfaite, la trace des dents du peigne lui confère un petit air angélique. Accoudé au rebord du landau, il sourit à l'opérateur avec un aplomb de propriétaire et une fierté manifeste dans le regard. Le gigot emmailloté à côté de lui dans le landau, la raison de sa fierté, c'est moi, son petit frère. Et lorsqu'à plusieurs dizaines d'années de distance je m'observe, la bouche grande ouverte sur mes gencives édentées, retenant des hoquets de rire, ne sachant pas si je dois ou non m'inquiéter de l'immobilité, de la convergence des regards et des sourires figés de ma famille, c'est vers lui que mes yeux sont tournés attestant de l'immense confiance que j'ai déjà dans cet ange tutélaire. Notre frère Coco - qui en est un autre -, d'un âge intermédiaire, mime la pose de son aîné, le rebord du landau sous l'aisselle et le coude à l'intérieur, vaine et émouvante tentative d'appropriation de ma personne dont on décèle immédiatement qu'elle ne tiendra que le temps de la pose vu l'effort sur la pointe des pieds qu'elle lui impose.
Des photographies autour du landau, il en existe plusieurs. Invariablement la scène se reproduit à l'identique: Richard en gardien et Coco penché au-dessus de moi au risque de me masquer, histoire de ne pas être en reste. Cette posture de l'aîné en maître de fratrie traverse les clichés de notre enfance: que ce soit au jardin public, debout contre le flanc de l'âne dont il tient résolument la bride pendant que Coco me maintient entre ses jambes sur le dos de la bête, ou devant l'Ariane de mon père, les bras croisés, un pied sur le pare-chocs chromé, et nous assis sur le capot... mais aucune ne résume autant sa suprématie que celle, en séance de pose solennelle pour sa communion, dans un magnifique smoking de location à rebords de satin gris, un large brassard de soie blanche à son bras, Coco une demi-tête de moins et légèrement en retrait à sa gauche, et moi devant légèrement à sa droite, mes épaules d'enfant étreintes par ses deux mains gantées.


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EAN
9782353151950