Destin d'un juif de Chine

Huppert Rémi

MICHEL DE MAULE







Extrait

J'ai longtemps hésité. À quoi bon réveiller l'enfant qui sommeille en soi ? Naître Juif en Chine n'est pourtant pas un début ordinaire ! Quand je vis le jour le 20 avril 1910, 11 Nissan 5670, on me nomma Vladimir. Un prénom slave n'était pas fréquent chez les nôtres. Dès l'âge de raison, on m'expliqua ceci. Une semaine après ma naissance, le rabbin Levin, chef spirituel et responsable de notre école Talmud Torah, organisa le rite de ma Brit Milah en présence du circonciseur, d'un parrain me tenant sur ses genoux assis sur le fauteuil d'Elie et du groupe de témoins. Tout cela étant exigé par la tradition biblique, personne ne se serait avisé d'y déroger. Semyon, mon aîné, était né le 29 mars 1909. Soit, selon le calendrier juif, le 21 Nissan 5669. Le nouveau-né reçut le nom de son grand-père maternel, Semyon Zaitchik. Yosef, mon père, avait alors trente-deux ans et ma mère, Malka, vingt-sept. Au 113 de la Kitaïskaia Ulitsa, l'actuelle Zhong Yang Da Jie de la ville chinoise de Harbin, au coeur de la Mandchourie, nous habitions une maison placée sous les auspices de la traditionnelle mezouzah. «Tu écriras sur les jambages de ta maison et sur tes portes.» Accroupis à côté de nos lits, mon frère Semyon et moi déversions cubes et billes sur le parquet de la chambre. J'aimais empiler les cubes, en bâtir des tours si hautes qu'elles chancelaient et finissaient par s'écrouler bruyamment. Semyon, lui, préférait fouetter les billes de pichenettes si fortes qu'elles traversaient la pièce à grande vitesse et terminaient leur course contre le mur. Cette intense activité avait pour effet d'énerver notre mère au point qu'elle venait régulièrement nous gronder... Des billes roulant sur le parquet, des cubes empilés en tours, tels étaient nos jeux et nous n'en avions pas d'autres. Certains enfants collectionnaient les soldats de plomb, des batteries de canons miniatures ou des rangées de fanions. Soldats de plomb, canons et fanions étaient interdits dans la maison... Mon père, n'en voulait pas. D'ailleurs, il ne fallait pas prononcer devant lui le mot «guerre», cela l'énervait, il le repoussait comme l'on repousse la poussière sous le tapis. D'autres possédaient des phoques jongleurs, des singes grimpeurs à la corde, des éléphants joueurs d'orgue, des chiens savants. Ce n'était pas notre cas. Sur la piste d'un cirque fictif, nous nous imaginions tour à tour présentateur, dompteur et acrobate. Les animaux faisaient leur entrée, exécutaient leur numéro puis saluaient la «foule» de deux spectateurs ; ces bêtes de peluche étaient merveilleuses d'adresse, stupéfiantes d'agilité, remarquables d'audace. Elles allaient et venaient sous les exhortations ponctuées de claquements de fouet, de roulements de batterie. Un gramophone représentait à l'époque un véritable luxe. Tate* l'avait acquis chez M. Drizin, qui à deux pas de chez nous tenait un bazar, véritable caverne d'Ali Baba. L'avait-il acheté pour nous faire plaisir ou pour montrer qu'il était désormais capable d'acquérir un article de luxe propre à exciter la convoitise des auditeurs voisins ? Quoi qu'il en soit, nous chérissions cette boîte mystérieuse. Son mécanisme se remontait à l'aide d'une manivelle, puis, par la magie de sa grosse trompette et nonobstant son grésillement désagréable, s'écoulait, impétueux ou au contraire assoupi, un fleuve de notes initiatiques, un courant mélodieux qui nous mettait en joie. Quand nous reprenions en coeur «Ah vous dirais-je Maman !» et l'air de «la Truite» de Schubert, la maison chantait, la maison dansait, la maison était en fête...



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EAN
9782876235601
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