Du vide plein les yeux

Guez Jérémie

J'AI LU







Extrait



Aujourd'hui c'est mon anniversaire.
Assis sur un tabouret, les coudes posés sur les genoux et la tête entre les mains, j'attends que ça passe. Le joint m'a fracassé le cerveau. Du si mauvais shit qu'il faut presser le bout incandescent jusqu'à cloquer la peau de son pouce pour pouvoir l'effriter. Tout ça pour qu'il vous colle une barre au milieu du crâne, qui chasse les bonnes et les mauvaises idées, qui flingue tout sans discernement. Un putain de bout de shit de merde, baladé dans du plastique, des poches, des chaussettes et peut-être même un cul, avant d'être balancé dans la cour de promenade. Un cadeau empoisonné de la part de mon co-cellulaire, Tarik. Je lui ai dit qu'aujourd'hui c'était mon anniversaire. Il me l'a souhaité. Sympa. J'ai eu de la chance de tomber sur lui. C'est mieux d'avoir un type avec qui on s'entend quand on vit dans 9 mètres carrés.
- Je vais chier, me dit-il.
Avec le briquet, je brûle une peau d'orange. Je garde les pelures dans une boîte en plastique sous mon lit pour des moments comme celui-là, pour parfumer la cellule quand elle en a besoin. Je la regarde se noircir, le feu courir sur son grain épais. Je respire à pleins poumons la fumée qui s'en échappe. Ça sent le cramé et les agrumes. Je suis salement défoncé. La probabilité qu'un mec comme moi finisse un jour en prison était proche de zéro. Sur le papier, j'étais sauvé. Mon père pensait m'avoir écarté du mauvais chemin, il faut dire qu'il avait transpiré pour ça. Il venait me chercher à chaque fois que je traînais en bas de l'immeuble, ou ailleurs, à faire le con avec les potes du quartier. A mes 18 ans, il remportait son combat. Je faisais des études. Le daron, heureux. Il l'avait gagnée son intégration, lui qui avait grandi dans un petit village sur les flancs du Djurdjura, avec de la pierre calcaire pour seul horizon - paysage lunaire sur lequel il usait, chaque matin, les semelles de ses chaussures, parcourant plusieurs kilomètres jusqu'à l'école pour indigènes. Ce petit gars né dans un coin paumé de l'Algérie, de parents analphabètes, qui avait pourtant fini français. Et médecin.
«Tu es kabyle, ne l'oublie pas.» Il m'avait répété ça toute mon enfance, s'accrochant à son histoire, tout en la reniant par moments. Je m'en suis toujours souvenu, ce qui ne m'a pas empêché de tout foutre en l'air. Toutes ces anecdotes que je n'avais plus envie d'entendre, moi qui aurais préféré qu'il me parle de ma mère, qui n'était ni kabyle ni française. Seulement pas là. On devine très vite quand son père ne sait pas s'y prendre avec le sexe opposé. Ça commence quand on grandit sans maman. Puis quand on voit quelques femmes chez soi, très rarement invitées à dîner ou à prendre un verre. Et puis qu'après on ne les revoit plus.
J'entends la chasse d'eau. Tarik tire le rideau et vient s'installer sur sa couchette. Il s'allume une clope et regarde machinalement la télé, sans le son.
--Ce texte fait référence à l'édition






Broché
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9782290054024
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