Dostoïevski Le roman du corps

Eltchaninoff Michel

MILLON





Extrait



Extrait de l'introduction

Dostoïevski a été enseveli sous le poids de sa gloire. Durant presque un siècle, des années 1880 à 1970 à peu près, il a passionné les philosophes du monde entier. Une grande partie des penseurs russes, mais également Nietzsche, Freud, Heidegger, Wittgenstein, Bataille, Camus, Levinas, Ricoeur, pour n'en citer que quelques-unes, ont subi son influence. Des écrivains, des théologiens, des théoriciens de la littérature et des sémiologues ont également été inspirés par son oeuvre. Depuis, Crime et châtiment, L'Idiot, Les Démons ou Les Frères Karamazov fascinent toujours les lecteurs. Le succès de la nouvelle traduction en français de son oeuvre par André Markowicz aux éditions Acte Sud (collection Babel) ou les multiples adaptations théâtrales et cinématographiques en témoignent. Mais le romancier a pratiquement disparu du champ de la pensée. Il faut dire que Dostoïevski a presque été trop étudié et surinterprété. On a vu en lui un psychologue des profondeurs, un théoricien du mal radical, un métaphysicien de la liberté, un penseur de l'altérité, un prophète du totalitarisme, le chef de file d'un christianisme revivifié, un rénovateur de la poétique romanesque. Chacun a trouvé dans ses romans la clé ou l'illustration de ses propres théories. Mais peu nombreux sont ceux qui ont respecté la spécificité de son art. Il faut en effet rappeler cette évidence presque oubliée par les philosophes : Dostoïevski est un romancier. Si l'on veut découvrir un sens universel à son oeuvre, il faut aller le chercher dans une certaine manière de raconter des histoires et de faire exister des personnages à travers l'écriture. La plupart de ses interprètes l'ont au contraire abordé par le biais des idées exprimées par ses héros, les abstrayant de leur matériau narratif. Les rares qui, comme Bakhtine, ont compris que confondre des romans et des traités théoriques était une fausse piste, n'ont pas exploré jusqu'au bout le sens philosophique de cette démarche.
Or il existe un trait de l'écriture dostoïevskienne qui a rarement été relevé - ou bien pour le reprocher à son auteur. Créateur de certaines des plus grandes figures de notre Panthéon culturel, Dostoïevski ne décrit pas l'aspect physique de ses personnages. Quelques phrases stéréotypées lui suffisent. On ne sait même pas à quoi ressemble Ivan Karamazov, l'une des plus célèbres figures de la littérature mondiale. C'est bien pour laisser toute leur place aux idées, répondront ceux qui voient en lui un philosophe génial - ou un artiste médiocre. Or ce choix est assumé. Et il est fondamental. Il exprime à la fois une originalité littéraire et une conception du corps humain ambitieuse et structurée. C'est en réalité une hypothèse philosophique sur le phénomène humain dans son ensemble que propose Dostoïevski, de manière intégralement romanesque. Le corps, en effet, n'est absent de ses textes que dans son objectivité plastique. Mais chaque lecteur ressent, presque nerveusement, la vie charnelle des personnages. Le corps est donc donné, mais sous une forme que nous appelons inobjective. Les thèmes directeurs de ses romans ne parlent que de ce corps. Il se manifeste dans la violence, dans la maladie et dans la parole, souvent frénétique, des personnages. Même les discours les plus théoriques, ceux, précisément, qu'ont isolés et épurés les interprètes traditionnels de son oeuvre, vibrent d'une vie physique intense. Du coup, c'est la totalité de la vie humaine - affectivité, perception spatio-temporelle, imagination, idées, éthique... - qui se trouve redéfinie par les moyens propres au roman. Dostoïevski en a une telle conscience qu'il prend même soin de déployer, au fil de ses oeuvres, les conceptions du corps, des idées, de la parole qu'il réfute.
La philosophie de Dostoïevski se révèle sous la forme d'une quête, souvent difficile, d'une image authentique du corps, donc de l'homme. Ce roman du corps doit être déroulé, tout en demeurant au plus près du texte russe. Les outils conceptuels que nous privilégions sont librement empruntés à la phénoménologie, ce mouvement de renouveau philosophique créé par Husserl au début du XXe siècle. En effet, tant le parti pris descriptif que la richesse des analyses sur le corps perceptif, affectif et langagier chez Husserl ou Merleau-Ponty signalent une réelle proximité. Il ne s'agit pas d'ajouter une lecture phénoménologique de Dostoïevski à celles qui existent déjà, mais de mettre en lumière un voisinage philosophique fécond. Et en redéployant l'interrogation contenue dans ses romans, nous verrons que les questions qu'ils soulèvent se posent encore à nous.






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EAN
9782841372942