Ma mère, l'escargot et moi
Sa tombe fleurissait. Toute seule, du fait de l'isolement, de l'abandon. Des ronces, des fleurs jaunes, des rince-bouteilles, et quelques restes de géraniums que des âmes charitables avaient volontairement plantés lors de sa mise en terre.
Je me penche sur la sépulture. J'ai mal au dos, en un point situé entre l'omoplate et la colonne vertébrale. Mais je me penche encore et encore, et sens mes pieds instables sur la terre meuble, friable et bosselée. Je rapproche ma bouche de la stèle en marbre sur lequel est gravé son nom et un verset du Coran et j'embrasse la froideur du matériau, j'étreins la distance, la séparation, l'absence et le vide de maintenant. Mon regard glisse involontairement, happé par la mouvance d'un escargot, venu probablement en visite. Comme moi. Sauf que lui épouse mieux le paysage; il s'y confond sans faire d'effort, on dirait qu'il fait partie intrinsèque du lieu. De plus, il a un autre avantage sur moi: le temps ne lui est pas compté. Dieu seul sait depuis combien de temps il est là et compte se prélasser sans avoir aucun état d'âme. Du moins je le pense ainsi, car comment un escargot vivant sur la tombe de ma mère peut-il avoir des états d'âme, ou quelque chose qui y ressemble? Mais là, on dirait qu'il a senti mon regard ou perçu ma présence: le voilà qui se fige; il ne bouge plus, il fait le mort. Facile, mon petit escargot, tu fais le mort sur la tombe de ma pauvre mère qui elle, est bien morte et enterrée. Mais si tu crois me tromper en agissant de la sorte, eh bien tu fais fausse route, car moi, je sais qui de vous deux est réellement mort. Tu ne me distrairas pas de la mort de ma bien-aimée. C'est elle que je suis venue voir, même si c'est toi que je vois. D'ailleurs, tu commences à me taper sur le système et l'envie me prend de vouloir t'écrabouiller de la paume de ma main.
Il me vient tout d'un coup des montées de chaleur mêlées à des vertiges qui me font perdre la vision; l'ambiance du lieu me paraît soudain saugrenue. Je jette un oeil flou sur le laurier-rose penché sur le grillage et aperçois plus loin des tombes, encore des tombes - et probablement des escargots, encore des escargots. Je me demande ce que je fais ici à cette heure indue. Treize heures trente, le 7 août au cimetière d'el-Alia. Je suis seule; nulle ombre dans les parages, même pas des liseurs de Coran. D'habitude, ils viennent me voir et me proposent la lecture de quelques versets, «pour l'âme pure de votre mère», me disent-ils; je les ai laissés faire quelques fois. Mais à mon grand regret, Mamma mia! Quelle lecture; on aurait dit de la caillasse brinquebalant dans une brouette. Aussi je les évite le plus souvent ou me contente de leur glisser dans la main un petit billet de banque, ce qui les étonne largement mais ne les fait pas partir pour autant! Ils s'approchent quand même de quelques pas puis hésitent à bouger, voyant que je m'apprête à m'asseoir au bord de la tombe et à lire mon Coran.
Étonnant dans ce pays - l'Algérie - qu'une «cifilisi» comme moi, c'est-à-dire une femme ne portant pas le voile, se mette à lire le Coran et connaisse par coeur le «Doa'a». Car ici, je ressemble bien plus à une francisante qu'à une arabisante - simple question de tenue vestimentaire, les choses étant clivées selon une certaine ligne de démarcation... quasi rigide, disons-le.
| EAN | 9782815907033 |
|---|---|
| Titre | Ma mère, l'escargot et moi |
| Auteur | El Kenz Suzanne |
| Editeur | DE L AUBE |
| Largeur | 125mm |
| Poids | 196gr |
| Date de parution | 17/01/2013 |
| Emprunter ce livre | Vente uniquement |










