Les démons de l'île Saint-Louis

Jamais sa présence n'avait été aussi imposante, son attitude aussi assurée que le jour où il fut condamné. Ce fut son heure de gloire, la mienne aussi. S'il s'était retrouvé sur le banc des accusés, j'en étais le seul responsable. Il était l'un des plus puissants magnats de la City; moi, un jeune journaliste de vingt-cinq ans. Sur la base d'une piste fortuite, je l'avais harcelé jusqu'à le conduire devant le tribunal, qui l'avait déclaré coupable des délits d'escroquerie et de corruption à grande échelle. À cause de moi, la société qu'il dirigeait avait été liquidée, ses fils avaient été contraints de changer de nom; sa femme avait été expulsée de son hôtel particulier et sa fille avait fini en clinique psychiatrique. L'espace de quelques mois, j'avais été le petit génie, le journaliste le plus fêté dans cet univers absurdement coupé du monde extérieur, confit dans sa prétention, qu'on appelle la presse.
C'était il y a vingt ans, et je n'ai rien fait depuis. En fait, jusque-là, j'avais travaillé en free-lance durant pas mal d'années, incapable que j'étais de trouver un poste fixe, fût-ce dans le plus scandaleux des tabloïds. À dire vrai, j'avais eu bien du mal à gagner de quoi vivre tout en conservant un semblant de dignité. Mais, à l'époque du procès, toutes les portes m'étaient ouvertes, c'était du moins ce que je croyais. J'étais capable de renverser des rois, et ma fortune était assurée. Au début, je négociai avec plusieurs éditeurs les droits du livre que j'avais l'intention d'écrire pour raconter toute l'affaire. Certains manifestèrent quelque intérêt, mais cela ne déboucha sur rien; une semaine après son dénouement, le procès appartenait déjà au passé. Mon rédac chef de l'époque me donna alors carte blanche, jusqu'au moment où, essayant de perpétuer ma légende en faisant et refaisant la même chose, je finis par coûter au journal des millions d'indemnités pour diffamation.
Je fus licencié sur-le-champ et, dès lors, peu ou prou considéré comme inemployable par quelque journal que ce soit. Cela ne m'empêcha pas de faire systématiquement référence à mon «triomphe» dans tous les CV et réponses aux offres d'emploi que j'envoyais, mais le souvenir des dommages et intérêts demeura plus longtemps dans les mémoires que mon heure de gloire.
Je me suis souvent demandé pourquoi ceux qui ont connu le succès sont incapables de passer à autre chose, et cela, longtemps après. Qu'est-ce qui nous pousse à ce perpétuel retour en arrière dans une vaine tentative de revivre un glorieux passé? Cela avait eu lieu vingt ans plus tôt, or cet événement, et lui seul, continuait de déterminer mon existence. J'avais même dépassé le stade où je m'en voulais de rester cloîtré dans ce processus délirant commun à tous les individus n'ayant connu qu'un unique méga-succès.
C'est avec une espèce d'amusement mêlé d'autodérision que je me surpris à retourner dans ma tête une autre idée susceptible de me permettre d'effectuer mon grand retour en me servant du procès.