Les confessions de l'ombre

Boussel Pierre - Chouet Alain

KERO

La première année, j'ai dormi les yeux ouverts. Le repos ne voulait plus de moi. Je marchais pieds nus sur les tommettes de la villa Nejma, errant dans l'immensité de pièces désertes. La nuit, j'allumais des bougies pour réapprendre à vivre normalement, rayer de ma mémoire les pays en guerre où les ombres aux fenêtres tombent d'un claquement de culasse. Il m'arrivait de m'asseoir par terre et de regarder le combiné téléphonique qui ne sonnait plus. Moi qui avais cru survivre au chaos sans égratignures, je bataillais contre mes vieux démons, certains en armes, d'autres en larmes, le tout-venant de l'humanité qui, quinze années durant, avait jalonné mes états de service.
Je ne m'endormais jamais avant le lever du jour. Seul le ronron de Tanger m'apaisait, le pas des dromadaires qui se frottaient contre la palissade du jardin, la bonne de la villa du voisin qui jacassait plus fort que son poste radio.
D'entrave au sommeil, je n'en vivais qu'une, l'aboiement de chiens malingres se chamaillant ma poubelle éventrée. À l'époque, un policier les «nettoyait» pour trois cents dirhams l'unité. Malgré l'agacement, je n'ai jamais eu recours à ses services. La gêne occasionnée était peu de chose pour mes oreilles sujettes aux acouphènes, un sifflement permanent contracté lors d'une mission en Serbie. Une mitrailleuse m'a massacré le tympan gauche.
Avec le temps, mon sommeil s'est régulé. Désormais, je dors la nuit et émerge à l'heure orientale, vers 10 heures, dans une petite maison au toit pointu, relique des années fastes de Tanger. Les murs y sont de briques pleines et les chambres de taille humaine, rien de comparable avec le palais d'à côté. Un baron de la drogue s'est fait construire mille cinq cents mètres carrés de labyrinthes miellés d'arabesques et de moulures rococo où il fume des joints en tripotant sa bonne.
Pendant que le café coule en cuisine, je pioche dans le réfrigérateur une carotte croquante. Les matins de fringale, je grille une sole sur le barbecue de la terrasse, heureux de manger en vrac dans ce Maroc où la gourmandise est une vertu. Les étals des souks ne cessent d'éveiller l'appétit. Saint-pierre, loup, espadon, merlan. On y trouve même des espèces inconnues.
- Quel est ce poisson? demandai-je, hier, à mon poissonnier.
- Le cousin de la dorade.
- Qui ça?
- Son cousin.
- Tu plaisantes?
- Non, je te jure. Ils nagent ensemble. On ne peut pas les séparer. Si tu ne me crois pas, y a pas de problème. Je te donne du requin.
Le réchauffement climatique ayant tiédi les eaux méditerranéennes, des squales croisent au large.
- OK pour des ailerons.
- Trois cents grammes?
- Yallah!
Retrouver une alimentation saine aura été une renaissance, après quinze années de sandwichs et de plateaux-repas sur Air France. Je ne me lasse pas du marché du Grand Socco où les arômes se mêlent et s'emmêlent. Les expats - comprenez les expatriés français de Tanger - s'y rendent peu. Ils préfèrent les supérettes des nouveaux quartiers, modernes mais risquées. Le mois dernier, l'épouse du consul a acheté un sachet de crevettes congelées. Il lui en a coûté une gastro. Vérification faite, le marchand coupait son congélateur la nuit pour économiser l'électricité.

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EAN
9782366580280
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