Lettres d'une vie

Borgia Lucrèce - Le Thiec Guy

PAYOT







Extrait



Extrait de l'introduction

Quoi de plus intime a priori qu'une lettre ? Rien n'est moins certain. Régie par des conventions d'écriture, destinée à un voire plusieurs lecteurs, elle n'entretient à l'égard de l'intimité que des rapports lointains avec cette autre forme où l'individu (et l'historien par-dessus son épaule) aurait plus largement accès à lui-même : un journal. Mais ne constituerait-elle pas, malgré tout, une voie privilégiée vers l'intime ? Ce serait négliger qu'à la Renaissance, dès lors qu'un statut social le permettait, la lettre ne demeurait que très rarement autographe, le discours intime étant alors aux prises avec d'inévitables conventions d'écriture supplémentaires. C'est, enfin, présupposer sans doute que l'individu, confronté au silence d'un cabinet d'étude, d'un studiolo italien, échapperait à toute représentation de soi, pour peu qu'il écrive en solitaire. Mais, précisément, s'il y eut bien une époque qui forgea dans l'histoire de l'individualisme occidental un type décisif, celui de l'humaniste écrivant dans son cabinet/studiolo et se contemplant en train d'écrire, ce fut bien la Renaissance.
Pourtant, en entreprenant ce livre à partir de deux ou trois redécouvertes d'archives, les correspondances de Lucrèce Borgia dispersées entre Modène, Mantoue et le Vatican, on a rêvé qu'à recomposer cette masse documentaire en un fil continu qui serait celui de sa vie même, il n'y aurait en quelque sorte qu'à coller l'oreille à ce coquillage biscornu - près d'un millier de lettres - pour entendre une voix presque oubliée, celle d'une Lucrèce Borgia plus authentique, car plus intime. L'autre effet saisissant, peut-être plus encore pour l'historien, résidait dans ces occurrences de lettres, jour après jour parfois, voire à plusieurs reprises dans une même journée, qui donnaient à voir l'illusion du quotidien en un kinétoscope épistolaire. Comme ces livres d'images pour enfants, conçus pour être feuilletés à vive allure et voir alors surgir une image animée par cette rapide succession de pages, de même ce quelque millier de lettres devait donner à voir une vie, de trente-neuf ans, qui se déroulerait sous les yeux du lecteur pour peu que l'on parvienne à reconstituer son cours. C'est sans doute une dette littéraire qui explique en partie pareille genèse : le recueil documentaire autobiographique de Marie Billetdoux, C'est encore moi qui vous écris.
Dans le cas d'une correspondance qui s'échelonne entre 1494 et 1519, il faut aussi compter avec d'innombrables pertes. Les lettres que Lucrèce n'a manifestement pas souhaité conserver : quand elle quitta définitivement le Vatican, à vingt-deux ans, en janvier 1502, pour s'établir à Ferrare aux côtés de son troisième époux, Alphonse d'Esté, elle ne retint que certaines de ses lettres antérieures, comme celles écrites depuis la forteresse de Nepi, où elle tentait de se consoler de la perte d'Alphonse d'Aragon, son deuxième époux. Cela leur valut de figurer dans les papiers de Lucrèce, conservés au sein des archives de la dynastie des Este à Modène. Plusieurs pans entiers de la correspondance, dont on cerne parfaitement les lacunes, ont cependant disparu. Ainsi des lettres qu'elle adressa régulièrement à Alphonse d'Esté dès qu'il devint duc (en janvier 1505), dont il manque les années qui courent de 1510 à 1517 quand toutes les autres ont été conservées. Il y a, enfin, des lettres dont on sait qu'elles furent volontairement détruites : comme cet échange un peu vif avec le même duc Alphonse où tous deux mentionnent un autodafé volontaire. A propos de lettres brûlées, il y a aussi celles qui, comme à Modène encore, portent la trace du feu sur leurs marges, soulignant la précarité du document et la parfaite illusion qui consisterait à croire que, pour peu que l'on tienne entre ses mains suffisamment de matière écrite, on entendrait presque parfaitement la voix des acteurs.



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EAN
9782228911429
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