Annie Ernaux : le Temps et la mémoire. Colloque de Cerisy

Best Francine - Blanckeman Bruno - Dugast-Portes F

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Extrait



Dominique Viart

Annie Emaux, historicité d'une oeuvre

L'oeuvre d'Annie Ernaux est au coeur des préoccupations de ces dernières décennies. Elle est attentive aussi bien aux grandes problématiques sociales - différences de classes, distinctions socioculturelles, revendications féminines... - qu'aux catégories que l'art ou la pensée ont récemment portées à l'avant-scène - questions de la mémoire et du quotidien, de l'héritage et de la filiation... Profondément impliquée dans la discussion de phénomènes littéraires aussi décisifs que le retour du sujet et l'autofiction, elle participe aux débats que la littérature entretient désormais avec les sciences humaines. Les motifs plus intimes qui sont les siens - la honte, le secret de famille, la maladie - croisent les travaux récents, de Jean-Pierre Martin, de Serge Tisseron ou de François Vigouroux, et résonnent dans nombre de romans ou récits contemporains. Elle s'intéresse aux relations entre photographies et écriture, qu'il s'agisse ou non de les présenter véritablement dans le livre. Bref, l'oeuvre d'Annie Ernaux est profondément une oeuvre de son temps, celle d'une écrivaine engagée dans son siècle, une oeuvre «séculière» après des décennies plutôt formalistes, vouées par la théorie à l'exercice d'une littérature «régulière».

UNE ŒUVRE DU DÉTERMINISME ?

Même si l'on ne saurait la réduire à n'être que l'illustration d'un «esprit du temps», on ne peut considérer cette oeuvre indépendamment de l'Histoire qui la porte : ni Les armoires vides ni L'événement ne pourraient inscrire leur propos dans une période postérieure à la loi Veil sur l'IVG. De même le sentiment si aigu d'être une transfuge de classe est plus répandu à une époque où le développement de l'enseignement public favorise l'ascenseur social. Cette oeuvre est prise dans l'Histoire, et met au premier plan de ses thématiques les mutations mêmes de cette Histoire, ainsi que leurs effets, à la fois individuels et sociaux.
Est-ce à dire que le déterminisme sociohistorique viendrait seul en expliquer le cours ? que seules les circonstances sociales d'une époque donnée ont décidé de ses thématiques ? L'adhésion d'Annie Ernaux aux réflexions de Bourdieu, et plus lointainement aux théories de Marx, autoriserait sans doute une telle approche. L'oeuvre ne serait alors qu'un reflet, ou une conséquence, d'un certain nombre de réalités socio-économiques.
Une telle lecture ne se trouve pas seulement confortée sur le plan conceptuel. La dimension proprement poétique de l'oeuvre semble venir la renforcer : le recours à un «je transpersonnel», par exemple, construit un sujet de l'écriture traversé par les grandes questions et les petites choses de son temps, fait du sujet le réceptacle des expériences communes. Postuler un «je transpersonnel», c'est, d'une certaine manière, renoncer à sa différence : c'est lire en soi-même le destin partagé par d'autres que soi, engagés dans les mêmes actions, les mêmes tensions, les mêmes modes d'être, affrontés aux mêmes difficultés et travaillés de semblables désirs. Le titre qu'Annie Ernaux donne à ses oeuvres rassemblées dans la collection «Quarto», Écrire la vie, plutôt qu'«Écrire ma vie», va en ce sens, comme y vont aussi les titres initialement essayés pour La place : «La vie ordinaire», «La vie de l'extérieur», «Un chemin dans la vie», «La vie humiliée»...
On peut bien sûr résister à cette conception passablement réductrice de l'oeuvre : invoquer sa dimension singulière, s'insurger car les journaux intimes, la passion amoureuse sont profondément personnels ; soutenir qu'il y a une part irréductible dans le vécu qui s'énonce ici, avec insistance et même un courage certain. Mais, là encore, force est de reconnaître la banalité de ces expériences traversées. Annie Ernaux est du reste la première à le faire au sujet de Passion simple, dont le titre, à cet égard, est aussi un aveu.



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EAN
9782234078215
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